Biais cognitifs : les apprivoiser pour mieux recruter
Qu’ils en soient conscients ou non, les recruteurs sont quotidiennement influencés par des biais cognitifs, qui leur permettent parfois de prendre des décisions rapidement, mais qui faussent aussi bien souvent leur jugement. Face à ces mécanismes de pensée difficiles à contrer, la clé n’est pas de chercher à tout prix à s’en débarrasser, mais d’essayer de les apprivoiser.
Pour éviter les discriminations à l’embauche, tout autant que les « erreurs de casting », les recruteurs s’efforcent d’évaluer les candidats de la façon la plus objective possible. Mais un obstacle majeur se dresse fréquemment sur leur route : les biais cognitifs.
Selon les psychologues Daniel Kahneman et Amos Tversky, qui ont été les premiers à les théoriser, les biais cognitifs sont des « déviations dans le traitement cognitif d’une information », qui mènent souvent à des décisions irrationnelles, voire contre-productives. « Dans les années 1970, ces chercheurs ont observé à travers leurs expériences que nous avons tous tendance à faire de mauvais choix, quotidiennement et indépendamment de notre niveau d’études, à cause de certains mécanismes de la pensée qui entraînent des déviations du jugement. Dans le recrutement, ces biais cognitifs influencent notre perception du monde, et donc notre capacité de jugement, avec des conséquences qui peuvent être lourdes, puisqu’il s’agit de prendre des décisions qui affecteront l’avenir d’un candidat et de l’entreprise », explique Noémie Le Menn, psychologue du travail et coach.
« Les biais cognitifs ont vocation à augmenter notre efficacité mentale, mais déforment souvent notre pensée et nous amènent à prendre de mauvaises décisions ou des jugements hâtifs, potentiellement injustes. Ces raccourcis que prend le cerveau nous conduisent à faire des erreurs d’évaluation. », indique Djamila Akerkouch, DRH du cabinet de recrutement Bruce.
Sommaire
Les biais cognitifs peuvent être utiles
S’ils biaisent notre perception de la réalité et sont susceptibles de fausser les recrutements, ils peuvent toutefois constituer des leviers d’action non négligeables.
250 biais cognitifs ont été recensés par les chercheurs. Dans un « codex », ils les classent en 4 catégories, qui correspondent à 4 problématiques quotidiennes.
- Les limites de la mémoire : pour rester efficace et ne pas « surchauffer », notre cerveau a besoin de faire le tri entre les informations. Afin de faciliter notre processus de mémorisation, nous effaçons par exemple inconsciemment des spécificités pour former des généralités (stéréotypes), ou nous réduisons des événements à leurs éléments clés. Ces mécanismes peuvent être positifs car ils permettent de se souvenir des points les plus importants, mais aussi négatifs, car ils peuvent nous conduire à négliger des détails tout aussi importants.
- Un trop plein d’informations : des biais permettent d’éviter à notre cerveau de crouler sous les informations (surtout en cette période d’hyper-connexion) et de s’épuiser à les filtrer. Mais ils sont aussi susceptibles de restreindre notre perception de la réalité, en focalisant par exemple notre attention sur des particularités d’un candidat sans lien avec le poste visé, ou encore sur des éléments qui confirmeraient ce que nous estimons être notre « première intuition ».
- La nécessité d’agir vite : à l’ère de « l’accélération » théorisée par le sociologue Harmut Rosa, et dans un monde « VUCA » (volatile, incertain, complexe et ambigu), nous avons fréquemment l’impression de devoir agir le plus rapidement possible ; y compris lors d’un processus de recrutement. Notre cerveau prend parfois des « raccourcis », en privilégiant par exemple ce qui se termine facilement, ainsi que les « options simples » (en apparence).
- Un déficit de sens : pour construire du sens à partir de bribes d’informations, nous comblons les trous avec ce que nous pensons savoir de ce que l’autre pense, en simplifiant les probabilités, ou encore en extrapolant des attributs sur la base de stéréotypes, de généralités, de croyances et d’antécédents.
« Les biais cognitifs nous sont fondamentalement utiles, car ils nous permettent de traiter l’information et de prendre des décisions pertinentes plus rapidement, face à des situations complexes, notamment en cas de danger. S’ils existent, c’est à l’origine pour nous protéger, en nous permettant de prendre des raccourcis pour penser plus vite », note Noémie Le Menn.
Faut-il donc essayer de s’en débarrasser à tout prix afin de mieux recruter ? « Il serait irréaliste de penser que nous pouvons les supprimer. Nous sommes des êtres subjectifs, et non des machines. Nous ne percevons qu’une partie de la réalité, et cette analyse que nous en faisons passe par un tamis psychosensoriel, qui possède une grande part de subjectivité. En outre, si nous réussissions à ne plus avoir de biais, nos prises de décisions deviendraient soudain très, très lentes », ajoute la psychologue du travail. Autrement dit, sans ces « raccourcis » mentaux, nous pourrions facilement nous retrouver paralysés et incapables de faire des choix, « alors qu’il ne faut pas oublier qu’un recrutement est, au bout du compte, un pari ».
Avoir conscience de ses biais cognitifs pour les utiliser intelligemment
Plutôt que d’essayer de détruire nos biais, l’idée serait d’essayer simplement d’en avoir conscience, afin de limiter si besoin leur impact sur nos jugements et nos prises de décision. « Même en luttant au maximum contre vos a priori, des biais interviendront toujours lors d’un processus de recrutement. La seule chose que nous pouvons faire, c’est aider les recruteurs à prendre conscience de leur existence, en les formant et en les sensibilisant. Cela semble logique, mais il faut garder en tête que beaucoup de personnes ne sont pas conscientes de leurs propres biais », observe Vincent Binetruy, Directeur France du Top Employers Institute.
« Lors du process de recrutement, on va, autant que possible, éliminer les risques d’erreur. Le recruteur ne va pas essayer de s’en débarrasser, mais il va en tenir compte et éviter de les suivre tête baissée. Pour cela, il va essayer d’appliquer à sa démarche la méthode scientifique, qui consiste à tenter de démontrer le contraire de ce qu’il pense de prime abord. Dans la vie personnelle, une telle démarche supprimerait tout romantisme, au risque de gâcher beaucoup de choses, mais dans une démarche professionnelle, quand les choix pris peuvent avoir de lourdes conséquences pour le candidat comme pour l’entreprise, il faut se montrer prudent », explique Noémie Le Menn. Prudence, donc, face à ce qui nous semble évident, à nos intuitions et à nos « fulgurances » : « elles sont peut-être vraies, mais elles sont peut-être fausses. Pour le savoir, il faut gratter et essayer de vérifier si ce que l’on pense est faux, plutôt que vrai ».
« Tout est une question d’équilibre et de remise en question de nos perceptions de la réalité, lors de la lecture d’un CV ou d’un entretien. Les biais peuvent nous permettre de prendre des décisions rapidement dans des situations d’urgence, et c’est de plus en plus le cas en pleine guerre des talents. L’enjeu est de réussir à connaître ceux qui nous caractérisent (car nous ne sommes pas tous exposés aux mêmes), afin de travailler avec eux en bonne intelligence », complète Djamila Akerkouch. La DRH de Bruce soutient ainsi que certains biais cognitifs peuvent « être très utiles » dans nos prises de décision : « Même s’il s’agit d’un raccourci, il est probable qu’un candidat communicatif et joyeux le restera une fois embauché. Autre exemple : certaines expériences peuvent vous amener à soupçonner qu’un candidat cache des choses. Vous n’en avez pas la preuve, et il peut s’agir d’un biais tout autant dangereux qu’utile, car il vous conduira à rester sur vos gardes et à pousser un peu plus votre entretien ».
Pour apprivoiser ses biais et s’en servir utilement, encore faut-il, donc, les connaître. Noémie Le Menn insiste notamment sur l’importance de la formation : « il y a chez les recruteurs, dont le métier touche pourtant à la psychologie du travail, un manque flagrant de connaissances en la matière. Il faudrait les former davantage à la psychologie différentielle et aux théories de la personnalité, afin qu’ils connaissent le plus possible les mécanismes des biais. »
Dans le cadre du recrutement, nos experts retiennent 6 biais cognitifs, qu’il est possible d’apprivoiser afin de conserver leur utilité primaire : nous aider à prendre de meilleures décisions, rapidement et efficacement.
1. La confusion entre l’assurance et la compétence
« Nous avons tendance à faire plus facilement confiance à ceux qui ont l’air sûrs d’eux, et à associer l’assurance et les compétences. Pourtant, quelqu’un qui se montrera hésitant sera peut-être plus compétent. Il ne faut pas oublier que le doute est souvent synonyme d’intelligence et d’expertise ! », lance Noémie Le Menn. La psychologue du travail conseille simplement aux recruteurs de garder cette idée en tête lors d’un entretien, et d’aller plus loin que les apparences, en posant notamment des questions précises liées aux compétences mises en avant par le candidat.
L’effet de Dunning-Kruger, aussi appelé « effet de sur-confiance », est un biais qui concerne les candidats eux-mêmes : selon des chercheurs américains, les individus les moins compétents ont tendance à surestimer leurs capacités, tandis que les plus compétentes minimisent les leurs. « Ceux touchés par ce biais sont persuadés d’être dans le vrai et ne se rendent pas compte qu’ils surévaluent leurs compétences. Ils se montrent ainsi très confiants en entretien », note Noémie Le Menn. Aux recruteurs, donc, de s’interroger sur la capacité du candidat à se remettre en question, sur sa personnalité, ainsi que sur ses compétences réelles.
2. La « confirmation d’intuition » et l’effet de halo
L’adage selon lequel « la première intuition est toujours la bonne » n’est pas forcément vrai dans le cadre d’un recrutement. « L’un des principaux biais auxquels un recruteurs est confronté est lié à cette idée de ‘coup de foudre’ ressenti en entretien : s’il a l’intuition qu’un candidat est le bon, il va rechercher toutes les informations qui le démontreront, et ne verra que ce qu’il a envie de croire. Il se montrera indulgent envers celui qui lui a fait une première bonne impression, et a contrario, sévère envers les autres », indique Vincent Binetruy. Afin de lutter contre ce raccourci mental, aussi appelé « effet de halo », l’idée est de prendre le contre-pied de notre première intuition. « Là encore, il faut essayer de prouver le contraire de ce que l’on pense : qu’il n’est pas le bon candidat si l’on pense qu’il est le bon, et inversement. S’il nous est impossible de réfuter nos hypothèses, tant mieux », complète Noémie Le Menn.
Ce biais peut notamment nous pousser à percevoir plus positivement un candidat ayant une belle apparence physique, ou à déconsidérer celui qui aura le regard fuyant ou qui cherchera ses mots. « Des croyances fausses et des illusions de savoir s’ajoutent à cela : par exemple, l’idée selon laquelle un candidat qui regarde en l’air est en train d’inventer quelque chose, et donc de mentir. Le tout est de se méfier de ses croyances. A partir du moment où vous pensez qu’un candidat est beau, partez du principe que cela ne signifie absolument pas qu’il est plus intelligent ou compétent qu’un autre pour le poste en question. Et si votre interlocuteur se gratte la tête, ne pensez pas tout de suite qu’il manque de confiance en lui », conseille Noémie Le Menn. « Il faut simplement prendre conscience de sa première impression, prendre du recul, et essayer d’avoir une vue globale du candidat, en lui posant un maximum de questions. Des questions objectives, et surtout pas des questions piège », ajoute Djamila Akerkouch.
3. Le biais de stéréotype
Afin de nous aider à pallier les limites de notre mémoire et à prendre des décisions plus rapides, notre cerveau peut former des généralités excessives, qui débouchent sur des conclusions hâtives. « Il peut s’agir de clichés associés à un profil ou à une population, qui gomment les spécificité des individus et nous portent à croire que nous pouvons préjuger de l’entière personnalité de quelqu’un à partir de quelques éléments seulement. Le conseil au recruteur reste le même : prendre du recul, questionner ses croyances et ses idées reçues, et considérer chaque cas dans sa spécificité », note Noémie Le Menn.
4. Le biais de projection, de similarité et d’appartenance
Notre propension à généraliser pour aller plus vite nous pousse aussi à projeter nos idées sur l’autre. « Nous allons penser que le candidat en face de nous fonctionne comme nous, alors que chaque personne a sa propre individualité. Nous aurons notamment tendance à faire confiance à celui qui nous ressemble, en matière de parcours, de hobbies, d’apparence physique, de valeurs », décrit Vincent Binetruy. Ce « biais de projection », de « similarité » et « d’appartenance » peut ainsi conduire un recruteur à favoriser les candidats dans lesquels il se « retrouve », parce qu’il semble faire partie de notre « groupe » (social, ethnique, culturel).
« Ce biais remonte à la préhistoire, quand se regrouper en clans était une question de survie. Il est donc très difficile à contrer. La seule solution est de rechercher tout sauf des ressemblances avec nous, et d’adopter un état d’esprit ouvert sur la nouveauté et la différence. Il est dans ce cadre important que l’entreprise impulse une véritable culture de la diversité, pour que ses collaborateurs, notamment recruteurs, adoptent cette posture », indique Noémie Le Menn. « Reste également à se poser une simple question : est-ce que les éléments que le candidat a en commun avec vous sont pertinents par rapport au poste visé ? », ajoute-t-elle.
5. Le biais d’extraordinarité
Pas question, toutefois, de plonger dans une recherche excessive de différences. Les recruteurs sont en effet confrontés à un autre biais, celui « d’extraordinarité », que l’on peut décrire comme la propension de notre cerveau à être attiré par l’insolite et les caractéristiques qui sortent de l’ordinaire. Peu importe qu’un candidat soit trilingue, qu’il ait vécu deux ans au Népal, ou qu’il ait été champion de France de krav maga, si ces spécificités n’ont aucun rapport avec le poste en question. « Même si quelqu’un dispose de compétences exceptionnelles, il faut avant tout se reposer sur celles que l’on a définies au préalable, comme nécessaires pour le poste, et n’évaluer que celles-ci lors de l’entretien », conseille Noémie Le Menn.
« Parfois, ce biais peut aussi être positif : par exemple, si vous avez tendance à privilégier les candidats qui ont fait des études à l’étranger parce que selon vous ce type d’expérience apporte une maturité enrichissante, il peut être intéressant d’en avoir conscience, et de ne pas totalement fermer la porte à ce raccourci mental », note de son côté Vincent Binetruy.
6. Le biais de l’entomologiste
Un autre biais consiste à ne se focaliser au contraire que sur les compétences « pragmatiques » et techniques. « Les soft skills sont très importantes, et les négliger peut être problématique lors d’un process de recrutement. Il faut là encore raison garder, et ne pas oublier les compétences comportementales, notamment en invitant le plus possible le candidat à mettre ses expériences en perspective », préconise Noémie Le Menn.
Croiser ses biais avec ceux des autres
Nos experts considèrent tous que la clé est l’intelligence collective. « Pour aider un recruteur à prendre du recul, il est utile de le former et de le sensibiliser aux biais. Mais au-delà, une fois qu’ils ont été détectés, la clé est de faire en sorte que le candidat passe par plusieurs personnes différentes ; afin de pouvoir confronter l’avis de chacun, d’éviter de foncer bille en tête, et de se retrouver avec un profil qui, parce qu’il aura su nous convaincre grâce à un de nos biais, se révélera plus tard ne pas être le meilleur pour le poste visé », affirme Djamila Akerkouch.
« Même si vos collègues partagent la même culture d’entreprise que vous, chacun possède des biais cognitifs propres. Il est donc facile de parier qu’à plusieurs, puisque tout le monde n’a pas les mêmes mécanismes de pensée, vous réussirez à contourner le problème. Il faut ainsi être conscient de ses a priori et essayer de les laisser de côté, tout en confrontant ses instincts avec la raison, en faisant intervenir d’autres personnes », explique de son côté Vincent Binetruy. Mais le directeur France du Top Employer Institute précise : « attention à ce que le process mis en place ne soit pas, paradoxalement, trop long. Le risque serait de perdre le candidat idéal en rallongeant excessivement le processus de recrutement ».
L’intelligence collective peut notamment se révéler précieuse dans le cadre des assessments, destinés à évaluer hard skills et soft skills, d’une façon la plus objective possible. « S’il y a plusieurs assesseurs, la somme des subjectivités devrait conduire à une plus grande objectivité. L’idée est que les biais des uns et des autres vont s’éliminer s’ils sont croisés », note Noémie Le Menn. La psychologue du travail et coach conseille enfin d’évaluer les compétences métier et/ou comportementales au travers de tests de techniques ou de personnalité, ainsi que des outils d’évaluation faisant appel à l’IA, afin « d’atténuer l’effet de halo et l’influence de l’intuition personnelle ».
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