Navi Radjou : “Les leaders éclairés sont les mieux placés pour aider leur organisation à prospérer”
Navi Radjou est un chercheur franco-américain en innovation et en leadership. Il a été reconnu par Thinkers50 comme l’un des 50 penseurs en management les plus influents au monde. Il est co-auteur de L’Innovation Jugaad et Donner du Sens à l’Intelligence.
Être leader dans un monde en crise n’a rien de facile. Navi Radjou est conseiller en innovation, chercheur, conférencier, auteur de multiples ouvrages, et le leadership il connaît. Son ouvrage “L’innovation Jugaad : redevenons ingénieux”, dans lequel il décrit un modèle de leadership sage pour surmonter les crises en cours et à venir, est un best-seller mondial. Aujourd’hui, il revient sur les tendances RH et partage sa vision du “leader éclairé” en 2024.
Sommaire
LA tendance RH qui fera 2024 ?
La « polycrise » en 2024 va valider à grande échelle l’utilité et le mérite du modèle de partage des employés interentreprises et accélérer son déploiement. Le « partage des compétences » ou le « partage des salariés » entre entreprises n’est pas un nouveau phénomène. Mais en 2024, nous allons assister à l’essor des « plateformes » numériques optimisées avec l’IA qui permettront aux entreprises de mutualiser et partager leurs compétences. Par exemple, Hydres est une plateforme de recrutement collaboratif. Situé à Trèves dans le Parc National des Cévennes, Hydres accompagne la mobilité professionnelle subie ou volontaire des salariés au sein d’un réseau d’entreprises qui forment le maillage économique local. L’idée est de limiter l’impact d’une démission pour toutes les parties prenantes tout en préservant l’emploi sur un territoire. Hydres veut aussi soutenir l’essor du salarié « boomerang », à savoir un employé qui travaille 3 à 5 ans dans une société et la quitte pour mieux y revenir, enrichi de nouvelles compétences et déjà familiarisé avec la culture de l’entreprise.
Dans le même esprit, les plateformes comme Mobiliwork et Pilgreem facilitent le « prêt de salariés » entre entreprises. En promouvant la mobilité temporaire des salariés, tous volontaires, ces plateformes offrent un modèle gagnant-gagnant-gagnant. En prêtant ses salariés sous-occupés, l’entreprise prêteuse peut maintenir leur employabilité, préserver des compétences et diminuer ses charges de personnel. L’entreprise « hôte » gagne en accédant à moindre coût à du personnel motivé et directement opérationnel. Le salarié aussi est gagnant : il maintient son contrat de travail avec son employeur et 100% de sa rémunération, tout en diversifiant et en enrichissant son parcours professionnel dans de nouveaux environnements de travail.
Celle qui va droit dans le mur ?
L’entreprise à mission. Oui, je sais que ceci peut choquer beaucoup de lecteurs. Mais je m’explique. Ma génération (X) et les milléniaux (Y) voulaient travailler pour des entreprises qui assument une forte responsabilité sociale et écologique. En travaillant dans une « entreprise à mission », les employés issus des générations X et Y trouvaient du « sens ».
Or, les employés issus de la génération Z ne se contenteront pas de travailler pour une entreprise qui a une noble mission. Car cette dernière est trop… générique pour ces jeunes qui sont à la recherche de leur mission… « personnelle » ! Les entreprises qui vont attirer ces jeunes talents sont celles qui offriront une « feuille de route personnalisée » permettant à chacun des collaborateurs de découvrir et de poursuivre son « individualized purpose » (sa raison d’être individualisée).
Le leadership éclairé en quelques mots ?
Notre monde moderne est obsédé par l’intelligence. On veut que tout soit – ou devienne – « smart » : on désire le tout dernier « smartphone », on veut conduire une « smart car » et vivre dans une « smart home » dans une « smart city ». L’explosion actuelle de l’IA est alimentée par notre adulation de l’intelligence comme le summum des facultés humaines.
Or, depuis les Anciens Grecs, nous savons qu’il existe une faculté bien plus raffinée, effective, et franchement « utile » que l’intelligence : la sagesse. En particulier, le phronesis, ou la sagesse pratique, que l’on peut appliquer au quotidien pour décider et agir avec perspicacité. Au lieu de demander aux managers de booster leur QI pour rivaliser avec l’IA, il faut les aider à cultiver le phronesis, cette sagesse pratique.
Le leadership sage (ou éclairé) consiste à cultiver une plus grande conscience de soi, à élargir sa perspective, à intégrer logique, émotions et intuition dans la prise de décision, et à agir avec clarté, éthique, discernement, flexibilité et authenticité. Ce nouveau paradigme est la base pour un succès durable dans la société post-numérique axée sur le sens.
Dotés d’un esprit entrepreneurial, d’un cœur social, et d’une âme écologique, les leaders éclairés sont les mieux placés pour aider leur organisation à prospérer dans l’environnement VUCA (Volatilité, Incertitude, Complexité, Ambiguïté) qui dominera le monde du 21ᵉ siècle.
Un bon leader doit-il être dans l’action ou dans la réflexion ?
Au lieu d’opposer action et réflexion, apprenons à agir… avec discernement.
La sagesse indienne parle d’« engagement détaché ». La sagesse chinoise célèbre le Wu Wei, l’art « d’agir sans agir » qui est une forme de méditation dans l’action. L’Orient – longtemps associé à la réflexion passive – nous incite à agir, car c’est dans l’action éclairée que l’homme se réalise. Or, dans la France qui aime bien « intellectualiser » les problèmes, les leaders sont restés trop longtemps dans la réflexion sans agir rapidement pour trouver des solutions aux grandes crises que nous traversons.
En 2024, dans un contexte de « polycrise » la question n’est pas de se demander s’il faut agir, mais de savoir avec quel niveau de confiance agir. Je discerne trois types de leaders. Les fonctionnels et les astucieux, dans un premier temps, qui représentent 90 % des chefs d’entreprises. Les leaders fonctionnels sont des survivalistes qui vont tout faire pour maintenir leurs entreprises à flot cette année. Les astucieux sont plus opportunistes. Ils vont tenter de trouver des solutions ingénieuses pour tirer profit de la crise. Les 10 % restants, sont ceux que j’appelle les leaders éclairés. Ils vont s’appuyer sur « l’intelligence contextuelle », au profit de toutes les parties prenantes d’une société, et non pas uniquement des actionnaires. Plutôt que de simplement réagir à une urgence ou en tirer profit, ces dirigeants avisés vont consciemment utiliser l’intuition, la logique et leurs émotions pour choisir la réponse appropriée.
Les 3 soft skills indispensables aux « leaders sages » ?
Les dirigeants sages ont une perspective holistique, ils voient le monde comme un réseau de vie interdépendant et interconnecté. Ils sont profondément alignés avec leur « étoile polaire », qui confère à leur vie un sens profond et un objectif qui transcende leur ego. Les dirigeants sages s’efforcent de changer et d’élargir la perspective de leurs employés et des parties prenantes, en expliquant comment la survie à long terme de l’entreprise dépend de l’utilisation de toutes ses ressources pour résoudre de manière créative des problèmes mondiaux tels que les inégalités sociales et le changement climatique.
Les leaders sages intègrent les émotions, la logique et l’intuition dans la prise de décision. Ils décident à la fois avec clarté, éthique et pragmatisme. Ils utilisent leur boussole intérieure pour identifier ce qui est bien ou mal dans une situation donnée et agissent avec prudence : ils ne laissent pas des émotions fortes, comme la peur ou la cupidité, façonner leurs décisions. Mais ils savent aussi écouter leur cœur, siège de la compassion et de l’intuition.
Enfin, les leaders éclairés sont motivés par « l’intérêt personnel éclairé ». Ils vont au-delà de la maximisation de leur intérêt personnel et s’efforcent de servir les autres. Intrinsèquement motivés, ils se lancent dans un projet et y restent car il sert un objectif noble. Évitant la concurrence et le court-termisme, ils engagent patiemment toutes les parties prenantes, à l’intérieur et à l’extérieur de leur organisation, pour cocréer de la valeur, qui soit durable et bénéfique pour tous les acteurs. Les leaders sages ne sont pas désintéressés : ils sont plutôt motivés par la réussite d’un projet commun, avec la conviction qu’une marée montante soulèvera tous les bateaux, même ceux des concurrents. Ils contribuent ainsi à la société dans son ensemble tout en sachant qu’ils en récolteront des récompenses pour eux-mêmes et pour leur organisation.
L’innovation Jugaad : l’arme secrète des leaders de demain ?
Jugaad est un mot hindi qui signifie « capacité ingénieuse à développer rapidement une solution simple et efficace avec des moyens limités dans une situation de contraintes ».
Il s’agit d’une résilience créative, voire transformative. Le jugaad n’est ni une méthode, ni une stratégie. C’est un état d’esprit agile, frugal et inclusif qui permet aux leaders d’innover et de réussir dans des situations extrêmement défavorables – comme celles qui vont caractériser l’année 2024.
Examinons attentivement trois attributs clés de l’esprit jugaad, que je détaille dans mon livre “l’Innovation Jugaad” :
- L’agilité. Il s’agit, comme le ferait un alchimiste, de transformer l’adversité en opportunités en pensant et agissant avec souplesse. Les leaders doivent sortir des sentiers battus et défier le statu quo en se demandant : « Pourquoi pas ? » C’est ainsi que l’on peut s’affranchir des référentiels existants et penser, agir avec souplesse pour engendrer des innovations de rupture ;
- La frugalité. Pendant une crise, éprouvant un sentiment de rareté, nous avons tendance à voir le verre à moitié vide. L’esprit jugaad est une attitude optimiste qui permet de percevoir le verre toujours à moitié plein. Plutôt que de vous inquiéter des ressources qui vous manquent, vous allez identifier les ressources dont vous disposez déjà et essayer de les allouer à la création de la nouvelle valeur pour vos clients, voire la société ;
- L’inclusion. Les entreprises occidentales doivent fondamentalement transformer leur modèle économique pour intégrer des consommateurs pas ou mal pris en considération, des segments marginaux qui incluent d’ailleurs de plus en plus les classes moyennes occidentales, dont le pouvoir d’achat a été rogné par l’inflation et le manque de croissance des revenus au cours de la dernière décennie.
Le principal défi auquel seront confrontés les dirigeants et managers cette année ?
Concilier rentabilité et durabilité. Il faut arrêter d’opposer « faire du bien » et « faire de l’argent ». Au lieu de juste parler de la « pensée systémique », les managers doivent l’incarner et l’appliquer pour concevoir et implémenter des modèles économiques « holistiques » qui créent de la valeur durable pour toutes les parties prenantes tout en régénérant la planète. A partir de 2024, le modèle de développement durable qui visait à « faire moins de mal » à la planète sera révolu. Les consommateurs et employés issus des générations Y et Z vont exiger que les entreprises deviennent régénératrices. Le principal défi des dirigeants en 2024 sera de « faire mieux avec moins », de créer plus de valeur économique, sociale, et écologique en optimisant toutes les ressources existantes, surtout au sein des territoires.
* Une partie des réponses de Navi Radjou est adaptée de son article dans Harvard Business Review, Le leadership sage, socle de l’entreprise du 21e siècle.
> Tendances RH 2024 : retrouvez notre dossier complet.
Sportifs, politiques, médecins, entrepreneurs, humoristes etc. : 24 personnalités prennent la parole afin de nous livrer leur vision des RH et du monde professionnel de l’année à venir. Leurs interviews sont à retrouver du 15 décembre au 18 mars, sur le média Parlons RH.
Crédit photo : Anna Racota