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« Il n’y a pas de « désintermédiation » du marché du travail ! »

le 25 octobre 2017
Denis Pennel, DG de la WEC

Les 28 et 29 septembre dernier, la World Employment Confederation (WEC), qui représente les entreprises de travail temporaire à l’échelle internationale, soufflait sa 50e bougie à Paris. Pour fêter l’occasion, la WEC accueillait des intervenants et experts internationaux sur le thème « Les dynamiques du marché du travail à l’ère digitale ». Denis Pennel, directeur général de l’organisation, a répondu à nos questions sur les transformations en cours du marché du travail, auxquelles il a consacré son nouveau livre Travail, la soif de liberté[1].

 

Pouvez-vous nous dire quelques mots sur la World Employment Confederation ?

La WEC est en quelque sorte le pendant international de Prism’emploi. Elle est l’héritière de la Ciett, Confédération internationale des entreprises de travail temporaire, née à Paris il y a 50 ans en même temps que le syndicat national du même nom, lui-même ancêtre de Prism’emploi.

A l’image du métier des entreprises de travail temporaire, la Wec a évolué dans les activités qu’elle représente, pour inclure aujourd’hui, à côté de l’intérim, une large palette de services RH et d’expertises liés à l’emploi, du recrutement direct au recrutement externalisé en passant par la gestion des carrières…

Son rôle est de représenter ce secteur d’activité, de dialoguer avec les décideurs politiques et le monde syndical, avec le monde universitaire, pour promouvoir une meilleure prise en compte de nos activités, au service d’un meilleur fonctionnement des marchés de l’emploi.

L’organisation étant née à Paris en 1967, nous y sommes revenus fin septembre 2017 pour y fêter ses 50 ans !

 

Les hasards du calendrier font que cette 50e conférence de la Wec se tient au moment où une réforme ambitieuse du code du travail est mise en œuvre dans notre pays. Quelle perception les acteurs internationaux réunis à la conférence ont-ils du marché du travail français et de cette réforme ?

On pouvait percevoir un net soulagement parmi nos adhérents, en constatant que la France bougeait enfin en matière de marché du travail. L’Allemagne, l’Italie, l’Espagne ont d’ores et déjà entamé ou achevé un tel processus de réforme. Quant aux Pays-Bas, la renégociation des conventions collectives tous les 3 à 5 ans y garantit une sorte de mise à jour régulière du logiciel « droit du travail ». Toute l’Europe évolue sur ce sujet, et la France était un peu à la traîne. Les participants à la conférence ne sont pas forcément entrés dans les détails de la réforme, mais ils ont bien perçu qu’il y avait la volonté de faire évoluer le fonctionnement du marché du travail. La méthode, rapide mais avec une bonne consultation des partenaires sociaux, a été appréciée également.
 
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La conférence portait sur l’impact du digital sur les marchés de l’emploi. Sous quel angle a été abordée la question ?

Avant même d’affecter le marché du travail, le digital a fait évoluer le travail en lui-même. Nous avons évoqué lors de la conférence la fin de l’unité de temps, de lieu et d’action. Fin de l’unité de temps, avec des nouveaux outils qui permettent de travailler n’importe quand – avec le risque que le travail envahisse notre temps de vie privé, même si la réciproque est vraie. Fin de l’unité de lieu, puisqu’avec une bonne connexion internet, pour une bonne partie des travailleurs du secteur des services, il est possible de travailler d’à peu près n’importe où. Et fin de l’unité d’action, avec la diversification des formes de travail au sein même du salariat, mais aussi la remontée du travail indépendant.

La digitalisation a accompagné cette dernière tendance, a servi de catalyseur, de facilitateur de cette évolution. Les entreprises ont changé d’organisation. On a vu apparaître des plateformes en ligne qui assurent l’appariement entre l’offre et la demande de travail. D’un certain point de vue, ces acteurs jouent un rôle positif dans le marché du travail, en faveur de l’insertion professionnelle et de la diversité ; un tiers des chauffeurs Uber viennent des quartiers défavorisés. D’un autre côté, de notre point de vue, les plateformes en ligne ne jouent pas totalement le jeu de la concurrence, puisqu’elles échappent à la réglementation sur le travail, que les agences de travail temporaire appliquent. Le statut du travailleur n’est pas le même : salarié dans les agences d’emploi, indépendant qui délivre une mission sur les plateformes.

On parle parfois, au sujet de celles-ci, d’une « désintermédiation » du marché du travail. Le terme n’est pas juste : ces plateformes, précisément, ont une fonction d’intermédiaire. De nouvelles formes d’intermédiations s’inventent, mais on est toujours dans une relation à trois entre le travailleur, l’entreprise et l’intermédiaire. Face à un marché du travail qui se complexifie, et dans lequel on va demander aux individus de porter davantage de risques sur leurs épaules, ces structures intermédiaires ont certainement un rôle à jouer. Mais elles font le même métier que nous, avec moins de contraintes. La différence est là, et non dans le recours au digital, que les entreprises du secteur ont déjà largement intégré dans leur offre de services.

Nous travaillons actuellement au niveau européen, avec les syndicats de salariés, à faire un état des lieux de l’essor des plateformes numériques. Nous ne souhaitons pas que l’on réglemente trop vite, au risque de casser le potentiel que représentent ces innovations. Mais il faut réfléchir à cette question de concurrence.
 
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Comment réagissent les différents pays à ces problématiques ?

Chaque marché du travail a ses spécificités. Il y a dans l’Union Européenne 28 marchés du travail différents. Le droit du travail est une compétence nationale, même si les pays sont tenus par certains grands principes. Mais chaque pays a une approche et des solutions différentes.

Des tendances se dégagent cependant, les mêmes questions se posent partout. Beaucoup de pays se posent la question de créer une 3e catégorie de travailleurs, intermédiaire entre les indépendants et les salariés, pour répondre à la situation créée par les plateformes en ligne, notamment. Ce sont les Gig workers du vocabulaire anglo-saxon. L’Italie et l’Espagne ont créé un statut de ce type ; au Royaume-Uni existe le statut d’independent contractor, qui confère une partie des droits des salariés, mais pas tous.

D’autres pays restent pour le moment sur un modèle à deux statuts : c’est le cas de la France, mais aussi de la Belgique, même si les entreprises y ont plus de marge d’appréciation.

 

Vous parlez de la fin du CDI comme contrat de référence. Pourtant, la part des CDI dans l’emploi salarié n’a quasiment pas évolué depuis le début des années 2000. Que se passe-t-il donc ?

Il est vrai que l’essor du CDD et de l’intérim s’est produit essentiellement dans les années 1980 et 1990. Depuis 2000, il y a une certaine stabilité de la répartition CDI/ contrats courts. Mais le travail indépendant, lui, a progressé ces dernières années. Au lendemain de la Deuxième Guerre mondiale, le travail indépendant a connu une diminution continue, lié notamment au recul de l’agriculture et à celui du petit commerce, au profit de la grande distribution. Mais aujourd’hui, après cette baisse historique, on assiste à nouveau à l’augmentation de la part des indépendants, cette fois-ci dans les métiers de demain, comme l’informatique, le conseil, le coaching, les services aux entreprises…

On voit également se développer un autre phénomène, celui des pluriactifs. 2,3 millions de personnes, en France, combinent une activité salariale et une activité indépendante, ou travaillent pour plusieurs employeurs. On observe ce mouvement également en Allemagne. Il correspond parfois à une situation subie, souvent à un choix. Le statut d’autoentrepreneur, en France, a grandement facilité cette évolution.

Le CDI lui-même a changé : on n’est plus dans le CDI fordiste, occupé par une personne qui travaille à horaires fixes et à temps complet, toujours au même endroit. Aujourd’hui, ce profil ne correspond plus qu’à un tiers des CDI… Les autres sont soit en temps partiel, sur plusieurs sites, en horaires décalés… Dans le travail temporaire, on a même inventé le CDI intérimaire ; il y a désormais un CDI de projet. Les statuts se diversifient : le salariat s’adapte aux mutations, mais on arrive aux limites du modèle. La généralisation du salariat a correspondu aux Trente Glorieuses en France ; il fallait fixer la main-d’œuvre pour produire des biens standardisés en grande quantité. Aujourd’hui, les ménages sont suréquipés, et l’on est passé d’une économie de  l’offre à une économie de la demande. Le consommateur n’anticipe plus, et veut tout, tout de suite, en temps réel : un taxi, un repas à domicile, de la musique… les entreprises vendent leurs biens avant de les avoir produits, et doivent les produire en un temps record. En combinant toutes les options possibles d’un modèle de voiture Renault, on obtient 600 000 configurations différentes…

Nos comportements de consommateurs ont changé, et entraînent un bouleversement de la façon d’organiser le travail. Comme le consommateur, l’entreprise ne veut plus acheter le travail, mais le louer.

 

Quelles conclusions peut-on en tirer pour l’action ?

Une des recommandations que nous avons lancées aux politiques porte sur ce sujet. Nous partons du constat que les marchés du travail évoluent, et nous disons aux décideurs politiques : « no future work without social innovation ». En clair, la réponse aux bouleversements en cours n’est pas tant à chercher dans le droit du travail que dans l’accès à la protection sociale. Les individus vont avoir des parcours de plus en plus hachés. Il faut donc créer un système de protection sociale qui leur permette d’avoir des droits portables et transférables. Le compte personnel d’activité va bien dans ce sens, mais ne porte pour le moment que sur la formation. Nous défendons l’idée d’un compte social unique où tous les avantages sociaux se capitalisent quel que soit le statut sous lequel on travaille.

 

Quelles conséquences de ces évolutions pour la gestion des RH dans les entreprises ?

Nous avons invité des responsables RH à la conférence, pour aborder ces questions. Il en ressort que l’un des enjeux essentiels pour les DRH est de savoir gérer cette main-d’œuvre diversifiée, le workforce mix. Dans une entreprise, on retrouve des CDI, des CDD, des intérimaires, des consultants, des sous-traitants… Ce sont des gens qui travaillent tous ensemble, mais avec des statuts et des droits différents. Comment faire, quand on est DRH, pour avoir la connaissance exacte de toutes ces composantes de la force de travail ? Le DRH a facilement connaissance des personnes en CDI et en CDD en intérim. Mais ce n’est pas lui qui a contracté avec les travailleurs indépendants, avec l’agence qui délègue un collaborateur en régie… Le DRH doit donc réinventer son rôle pour tenir compte de l’ensemble du collectif de travail et de la diversité des situations de travail.

 

Un des thèmes de la conférence était la façon dont le digital peut favoriser un marché du travail inclusif. Comment a-t-il été abordé ?

Notre population active est très différente de ce qu’elle était il y a 50 ans, beaucoup moins homogène. Il n’est plus possible d’imposer un modèle unique à tous les actifs. Le digital peut permettre, via le télétravail notamment, de donner accès au marché de l’emploi à des personnes qui n’auraient pas pu l’intégrer autrefois : personnes à mobilité réduite, habitants des campagnes, parents sans solution de garde… On a trop longtemps confondu travail et emploi. On voit qu’aujourd’hui le travail se développe en dehors du salariat classique. De plus en plus de jeunes se tournent vers l’entrepreneuriat. Ils sont en recherche de plus d’autonomie. C’est le thème de mon dernier livre, Travail, la soif de liberté, paru chez Eyrolles, et dans lequel j’essaie d’analyser pourquoi nous sommes en train de réinventer le travail et les formes de travail.

[1] Editions Eyrolles, septembre 2017

 

Crédits photo: David Plas

 

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