Vers une standardisation de la GRH ? Le cas des solutions de recrutement
Le centre d’études de l’emploi vient de publier une étude passionnante : « Outils informatiques de gestion du recrutement et standardisation des façons de recruter ».
Les auteurs, Yannick Fondeur et France Lhermitte, montrent que l’adoption d’une solution de gestion du recrutement est associée à une dynamique de standardisation organisationnelle. Cette dynamique est liée aux contraintes techniques de « mise en boîte » de l’activité et au caractère « prêt-à-porter » des fonctionnalités retenues. Mais elle tient également aux enjeux gestionnaires et de professionnalisation qui sont à l’origine des projets d’équipement en recrutement.
La généralisation de ce constat aux autres activités RH interroge une fois de plus les missions du DRH d’aujourd’hui et de demain.
Cette production d’une vingtaine de pages est très riche et donc difficilement synthétisable. En voici tout de même quelques extraits et lignes forces en 6 points majeurs.
1. Les progiciels de recrutement sont des outils de plus en plus complets.
L’évolution des solutions de gestion de recrutement est étroitement liée à celle de l’utilisation d’Internet pour recruter. En facilitant la diffusion des offres d’emploi sur le web, les applications de gestion donnent accès à un plus grand nombre de candidatures. Et en assistant le recruteur dans ses activités de présélection et en automatisant certaines de ses tâches, elles lui offrent des outils pour traiter une masse de candidatures. Ces progiciels permettent aussi aux entreprises de se constituer en-autres des viviers de candidats.
2. L’équipement en progiciels de recrutement est corrélé à la taille de l’entreprise
Apparus à la fin des années 1990, les progiciels de gestion du recrutement constituent aujourd’hui une norme d’équipement pour 82% des entreprises de plus de 5 000 salariés. Le taux d’équipement décroît très fortement avec la taille de l’entreprise :
- 47% pour les entreprises de 1 000 à 4999 salariés,
- 39% pour les entreprises de 500 à 999 salariés,
- 21% pour les entreprises de moins de 250 salariés.
Même si la pratique se diffuse du haut de la pyramide des grandes entreprises vers la masse des PME et TPE, on peut aisément comprendre qu’en deçà d’un certain volume de recrutements, l’intérêt à s’équiper est faible.
3. La standardisation est consubstantielle au projet d’équipement au sein de l’entreprise
Les dimensions « base de données » et « systèmes d’information » sont centrales dans les projets d’équipement de progiciel de recrutement des grandes entreprises. Or, ces deux dimensions sont intrinsèquement facteurs d’une forte standardisation.
- La mise en place d’une base de données structurée requiert par exemple un travail préalable de sélection et d’homogénéisation des informations. Ainsi la mise en œuvre de progiciel de gestion du recrutement tend à renforcer la prégnance des critères de sélection formels, et en particulier le niveau de diplôme, au détriment des qualités non formalisables et non ordonnables.
- La mise en place d’un système d’information, qu’il concerne le recrutement, la GRH ou un autre processus de l’entreprise, implique de réaliser en amont un travail de modélisation, en processus formalisés, et de formatage des informations à échanger tant en interne qu’en externe.
4. Le SaaS renforce et élargit cette standardisation à une communauté d’entreprises
Le SaaS devient la norme des solutions RH. Pour user d’une tautologie : une norme qui normalise les fonctionnalités RH. L’entreprise client n’achète pas une licence d’utilisation mais le droit d’usage d’une application qui demeure la propriété de l’éditeur RH. Le maintien d’une version unique, partagée par la plus grande communauté de clients possible, est un critère essentiel de la rentabilité du modèle économique SaaS. Ainsi, plus l’application est standard et le nombre de versions limité, plus les économies d’échelle sont importantes.
Le SaaS accélère donc le déplacement du curseur en faveur de la standardisation RH.
5. La rhétorique des « meilleures pratiques » au cœur du système de justification
Pour faire passer le renoncement à la personnalisation des outils, les porteurs des projets d’équipement, au sein de l’entreprise et chez les éditeurs, mobilisent abondamment la stratégie discursive des « meilleures pratiques ».
Les célèbres « best practices » leur permettent de légitimer l’alignement sur les standards intégrés dans l’outil. Une best practice est un dispositif de gestion réputé « éprouvé » et donc censé assurer efficacité et succès en cas de réplication.
Cette démarche est à mettre en parallèle des phénomènes d’isomorphisme : dans un contexte d’incertitude touchant les technologies organisationnelles et l’environnement dans lequel évoluent les entreprises, ces dernières ont tendance à adopter des comportements mimétiques, dupliquant les modèles organisationnels de référence.
On est loin de l’innovation et de la créativité permises par une GRH réinventée.
6. La standardisation permet de maîtriser l’image de l’entreprise
Cette logique d’« optimisation des processus » se combine avec une logique de maîtrise des risques externes liés aux discriminations et à l’image de l’entreprise. Évaluée sur son fonctionnement en général, l’entreprise l’est particulièrement et de plus en plus sur la manière dont elle gère ses recrutements d’un point de vue éthique et qualitatif.
Le recrutement est en effet un processus visible, car impliquant une circulation d’informations au-delà des frontières organisationnelles de l’entreprise.
Dans cette perspective, la volonté de maîtriser ses recrutements, de leur donner une apparente rationalité et équité, répond aussi à un objectif de maintien d’une bonne réputation. Dans le contexte d’une visibilité renforcée par Internet et les réseaux sociaux, la maîtrise des signaux diffusés au cours des échanges avec l’extérieur – par exemple via les offres d’emploi ou les réponses aux candidats – est une préoccupation importante pour les organisations, et ce, d’autant plus que leur notoriété est forte.
Généralement, les premiers processus qu’une entreprise cherche à standardiser via une plateforme de gestion de recrutement concernent la relation avec les candidats. Il s’agit en premier lieu que tous les candidats aient une réponse et que la forme de cette réponse soit normalisée, en particulier si elle est négative. C’est ici un enjeu d’« image employeur » qui est mis en avant : tous les candidats doivent avoir la même (bonne) expérience de l’entreprise, non seulement parce qu’ils sont susceptibles d’être recrutés à un autre moment ou par une autre entité de l’entreprise, mais aussi parce qu’ils sont des vecteurs de communication externe.
Alors, quelle professionnalisation des RH ?
La mise en place d’un progiciel de recrutement est ainsi souvent présentée comme l’occasion de « professionnaliser » l’entreprise par une réduction de l’hétérogénéité et de la variabilité des manières de faire, que l’outil permet de cadrer a priori et de contrôler a posteriori. Le dispositif technique est utilisé pour stabiliser les pratiques, en vue d’une mise en conformité à ce que l’organisation perçoit comme étant de « bonnes pratiques ». Le « professionnalisme », qui est ici en jeu, désigne moins l’autonomie et l’expertise que l’application des normes organisationnelles au regard desquelles le travail sera évalué.
Cette conception du professionnalisme revendique une approche rationnelle et scientifique, héritée des sciences de l’ingénieur, en conférant à certaines pratiques, méthodes et outils un périmètre de validité quasi universel.
Pourquoi ce qui est constaté pour le recrutement ne le serait pas pour les autres activités RH en voie d’informatisation ?
La normalisation des pratiques RH, dont l’outil est le vecteur, est ainsi supposée satisfaire de multiples attentes, que ce soit en termes de rationalité de la décision, d’efficacité et de maîtrise des coûts, mais aussi de lutte contre les discriminations et de promotion de la diversité, ou encore de valorisation de l’« image employeur ». Ce faisant, elle constitue également un enjeu de légitimation professionnelle pour une fonction RH, dont l’intervention opérationnelle est souvent contestée par les managers.
On peut donc faire l’hypothèse que la technicisation des RH au travers des outils informatiques de gestion participe à la montée en puissance de cette forme de professionnalisme qui s’appuie largement sur la standardisation et fait des professionnels des RH les hommes de l’organisation plutôt que les hommes de l’art.
N’y aurait-il pas moyen de concilier les deux, dans une voie du milieu ?
Téléchargez le PDF de l’étude « Outils informatiques de gestion de recrutement et standardisation des façons de recruter » ici
Illustration : © momius – Fotolia.com
Auteur du billet : Thomas Chardin