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Alice Devès : “11% des salariés sont en situation de handicap et personne n’en parle”

le 18 octobre 2023
Alice Devès : “11% des salariés sont en situation de handicap et personne n’en parle” — Interview de Petite Mu
Alice Devès - co-fondatrice de Petite Mu, agence et média qui sensibilise au handicap invisible
Alice Devès

Alice DEVES est la co-fondatrice de Petite Mu, le premier média qui sensibilise aux handicaps invisibles. Elle travaillait auparavant au sein d’une start-up comme chef de projet marketing, mais en août 2021, elle apprend qu’elle a une sclérose en plaques. Elle qui avait toujours voulu se lancer dans l’entrepreneuriat, elle prend cela comme une opportunité de faire changer les choses et avec l’aide d’Anaelle Marzelière, elle lance Petite Mu le 1ᵉʳ mai 2022.

Sans le savoir forcément, nous sommes tous en contact avec des personnes en situation de handicap. En effet, plus d’un salarié sur dix est concerné. Dans l’entreprise, sensibiliser les collaborateurs et libérer la parole deviennent essentiels pour soutenir les personnes touchées par ces handicaps invisibles, et leurs proches. Nous avons interrogé Alice Devès, CEO et co-fondatrice de Petite Mu, agence et média sensibilisant entreprises et salariés au handicap invisible.

Qu’est-ce que Petite Mu et comment est née cette initiative ?

Petite Mu est un média qui sensibilise au handicap invisible en France. Nous l’avons créé en mars 2022. Notre objectif est d’apporter un nouveau regard sur le handicap, avec authenticité, spontanéité et humour. Nous voulons briser les tabous et dénoncer les clichés autour du handicap invisible. Nous sommes persuadées que c’est avec la force du témoignage que l’on peut vraiment libérer la parole.

Petite Mu a également un lien fort avec votre parcours personnel et celui de votre cofondatrice. Pouvez-vous nous en parler ?

En août 2021, j’ai été diagnostiquée porteuse d’une sclérose en plaques. Six mois plus tard, j’ai compris les conséquences du handicap sur ma vie personnelle et professionnelle. Personne n’imagine son impact social : on sort moins, on est fatigué… Après cette phase de déni, j’ai vécu une phase d’acceptation assez compliquée. La sclérose en plaques est une maladie à vie. Elle ne se guérit pas.

Anaelle, quant à elle, est plus concernée par des troubles psychologiques. Elle est sujette aux crises d’angoisses.

Après mon diagnostic, j’ai réalisé qu’aucun média, dans la presse ou sur les réseaux sociaux, ne parlait du handicap invisible. C’est là que j’en ai discuté avec Anaelle. J’avais envie de faire des vidéos et des podcasts. Elle a toujours voulu faire de la bande dessinée. J’avais fait une école de commerce. Elle a étudié le graphisme.

Sans trop se poser de questions, nous nous sommes lancées. Nous avons été rapidement suivis par un nombre significatif d’abonnés sur Instagram.

Il y a un réel besoin de partage d’expériences et de témoignages de la part des personnes concernées, mais aussi des aidants. Tout le monde connaît quelqu’un en situation de handicap. À la suite de ce constat, nous avons quitté nos emplois respectifs, et nous nous sommes lancées à plein temps dans le projet.

Le handicap invisible reste assez mal compris. Comment peut-on le définir ?

Finalement, la définition du handicap invisible est assez simple : c’est un handicap qui ne se voit pas. Cela dit, la frontière entre le handicap visible et le handicap invisible est très compliquée. Quand certains jours, j’ai du mal à marcher, mon handicap est visible, à l’inverse d’autres symptômes comme les douleurs ou la fatigue chronique qui sont “invisibilisés”.  12 millions de personnes sont en situation de handicap en France1. Parmi elles, plus de 9 millions ont un handicap invisible2. Celui-ci englobe tout ce qui est maladie auto-immune, troubles de l’apprentissage, troubles visuels et auditifs partiels, maladies chroniques, troubles psychologiques et psychiatriques…. Sans oublier les troubles du spectre autistique.

Finalement, cela touche beaucoup de monde. Parmi les personnes actives en 2021, 11% sont reconnus handicapées ou limitées dans leur activité quotidienne3. Ce chiffre m’a toujours choquée, et pourtant personne n’en parle.

En 2023, il y a encore des stéréotypes très présents autour du handicap invisible. Quels sont-ils ?

Le premier stéréotype, je le vis au quotidien. Lorsqu’il n’est pas visible, les gens pensent que notre handicap n’existe pas. Il est également difficile de faire comprendre qu’un handicap n’est pas permanent. On peut avoir des douleurs très fortes un jour et le lendemain aller très bien. Même dans la journée, cela peut changer.

Deuxièmement, les gens ont tendance à oublier que les traitements – même s’ils permettent de ralentir la progression des maladies ou de diminuer le handicap – peuvent avoir des effets secondaires : nausées, somnolences, problèmes gastriques, etc. 

Le recrutement est l’une des difficultés rencontrées par les personnes en situation de handicap. Comment leur venir en aide ?

Depuis 1987, les entreprises privées de plus de 20 salariés ont pour obligation de respecter un quota de 6% de personnes en situation de handicap. En réalité, nous constatons encore beaucoup de discrimination envers les candidats, même s’ils disposent de la RQTH (Reconnaissance de la Qualité de Travailleur Handicapé).

Nous recommandons aux candidats de faire connaître leur handicap à leur employeur, car ils ont droit à des aménagements. Beaucoup se taisent4 de peur que leur entreprise ne les aide pas, ou leur donne moins de responsabilités. Les postes les plus qualifiés sont d’ailleurs nettement plus rares pour les personnes bénéficiant d’une RQTH. Seulement 8 % d’entre elles occupent un poste de cadre, soit 2,3 fois moins que pour les personnes valides5. Parfois, certains salariés sont même licenciés lors de la période d’essai à cause de leur handicap.

La gestion du handicap est un sujet très complexe, et fonctionne le plus souvent au cas par cas. C’est aussi aux entreprises de demander au futur employé s’il a besoin d’aménagements. Si la personne est en situation de handicap, elle comprendra que si le recruteur pose la question, c’est qu’il est sensibilisé au sujet.

Une autre difficulté réside dans le maintien dans l’emploi. Quelles sont les conséquences d’un manque d’aménagements pour les personnes handicapées ?

Si l’entreprise ne l’aide pas, une personne en situation de handicap, invisible ou non, ne pourra pas être aussi performante qu’une personne valide et en bonne santé. L’entreprise doit donc se saisir de cette problématique et proposer des solutions adaptées.

Un aménagement peut concerner la mise en place de télétravail, la flexibilité des horaires, ou encore l’installation de sièges ergonomiques. Cela nécessite une sensibilisation au handicap. Certains collaborateurs peuvent par exemple interpréter ces avantages comme des inégalités de traitement. De ce fait, la gestion doit s’opérer au cas par cas et demande des efforts de l’entreprise, des collaborateurs et de la personne en situation de handicap.

Pourtant, engager une personne en situation de handicap peut être positif pour une entreprise…

Une personne en situation de handicap peut représenter un atout dans une équipe. Apprendre à pallier les crises d’angoisse a permis à Anaelle de gagner en efficacité et en rigueur dans son travail. Elle sait compenser les journées où elle travaille moins par des journées où elle est plus efficace, sans que cela ne nuise à nos échéances.

Nous comprenons qu’il est difficile de trouver le bon équilibre entre adaptation du temps de travail et recherche de productivité. Un salarié porteur de handicap aura autant de difficultés à s’adapter à des horaires fixes. Nous avons mis six mois pour trouver la bonne organisation pour notre équipe. Aujourd’hui, nous travaillons deux fois plus que lorsque nous étions salariées, sans jamais poser d’arrêt maladie. 

D’ailleurs, d’après cette étude de France Stratégie, embaucher des travailleurs handicapés ne pénalise pas la performance financière ou économique des entreprises. 67% des recruteurs pensent qu’il est difficile d’embaucher une personne en situation de handicap6, du fait de la nature de postes proposés. Néanmoins, les recruteurs voient ce type d’embauche comme une opportunité à s’ouvrir à de nouveaux profils, à stimuler la performance au sein de leurs équipes, et à faire progresser les mentalités dans l’entreprise.

Quels sont les avantages pour les entreprises à adopter une politique handicap ?

L’inclusion ne présente que des bénéfices pour l’entreprise. Agencer l’espace de travail va profiter à l’ensemble des salariés, pas seulement à ceux en situation de handicap. Par exemple, à Paris, l’accessibilité des rues va concerner les gens en fauteuil roulant, mais aussi les parents avec une poussette, ou encore les voyageurs avec des grosses valises, etc.

L’inclusion passe aussi par de la bienveillance, et une meilleure communication au sein des équipes. Tout le monde a des difficultés personnelles. Transformer son lieu de travail en un milieu dans lequel la parole est libérée est important pour tous. Aujourd’hui, seul un salarié handicapé sur deux ose évoquer son handicap auprès de ses collègues7.

Enfin, l’inclusion en entreprise permet de fidéliser les salariés et d’avoir un taux de rotation du personnel moins élevé. Je rappelle que 11% des salariés sont en situation de handicap dans le monde professionnel. Autrement dit, plus d’une personne sur dix.

  1. 12 millions, soit 1 français sur 6, tous types de handicaps confondus, selon une étude de l’INSEE réalisée en 2016 ↩︎
  2. 80% des personnes en situation de handicap ont un handicap invisible, d’après APF France Handicap. ↩︎
  3.  11% des travailleurs, soit 2.9 millions de Français, selon l’étude Le Handicap en Chiffres – édition 2023 de la DREES (Direction de la Recherche, des Études, de l’Évaluation et des Statisques) ↩︎
  4.  61% des porteurs de handicap ne fait jamais apparaître leur handicap sur leur CV d’après l’étude IFOP pour l’Agefiph Le plein emploi des personnes en situation de handicap est-il possible ? ↩︎
  5.   Selon l’étude Le Handicap en Chiffres – édition 2023 de la DREES (Direction de la Recherche, des Études, de l’Évaluation et des Statistiques) ↩︎
  6.  Selon le Baromètre IFOP pour Agefiph La perception de l’emploi des personnes en situation de handicap ↩︎
  7. D’après Le plein emploi des personnes en situation de handicap est-il possible ? 50% des salariés évoquent leur handicap à leurs collègues, 36% avec leur manager, et 31% avec leur service des ressources humaines ↩︎

Crédit photo : Shutterstock / Andrey_Popov



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