Socrate au pays des process, un regard piquant et intelligent sur la vie en entreprise
Julia de Funès a démarré sa carrière en tant que chasseuse de tête. À 22 ans, elle s’est ainsi retrouvée en train d’évaluer des candidats expérimentés occupant des fonctions techniques et complexes dont elle ne pouvait rien comprendre. Cette situation étonnante n’est pas le plus déconcertant des nombreux paradoxes qu’elle a rencontrés dans le monde du travail. Aujourd’hui philosophe et coach en entreprise, elle les dissèque dans un livre à l’humour ravageur : Socrate au pays des process.
Sommaire
Une approche philosophique rafraîchissante
Commençons par ne pas répondre à la question que vous vous posez tous : Julia de Funès est-elle apparentée au plus célèbre (et génial, point de vue personnel aimablement partagé avec vous) acteur comique de l’histoire du cinéma français ? Peu importe la réponse, puisqu’elle pourrait vous distraire de l’essentiel : ce livre, qui parmi de nombreux mérites a d’abord celui de l’originalité.
Originalité d’une démarche que l’auteure explicite dans la postface de l’ouvrage : celui-ci se veut « une ouverture philosophique, une invitation au bon sens, à l’évidence intuitive, à la pensée singulière, personnelle, libre, qui évite le piège du conformisme, de la soumission à l’avis général et à l’air du temps ».
Que l’on ne se méprenne pas, le dessein de Julia de Funès n’est pas de dénigrer l’entreprise ou de la traiter à la légère. Bien au contraire, elle s’efforce de redonner toute sa place à ce que l’humain – DRH, tendez l’oreille – peut, au bout du compte, apporter de meilleur à une organisation.
Sa méthodologie pour y parvenir est simple : elle se saisit des mots dont la cote est aujourd’hui élevée en entreprise, les examine, les décortique, creuse leur sens premier puis l’usage qu’en fait le monde du travail. Derrière l’humour et le caractère ubuesque de ce que dépeint Julia de Funès (chacun reconnaîtra des situations qu’il rencontre quotidiennement au bureau), de vraies questions se posent sur le sens du travail en entreprise et la façon de le vivre.
Chaque chapitre ayant pour titre un mot – le brainstorming, le leadership, la transparence… – évoquons certains d’entre eux et les réflexions qu’ils inspirent à l’auteure.
« Process, le youpala des adultes »
D’autant plus incontournable qu’il figure dans le titre de l’ouvrage, le process en prend pour son grade dans le chapitre lui étant dédié. Comme le constate l’auteure, nous sommes « à l’ère des process en tous genres : process médical, process administratif, process de recrutement »… Le risque que pointe Julia de Funès est de voir la pensée du salarié « remplacée par un dispositif » : il « ne pense plus, il ne réfléchit plus, il applique ». Julia de Funès compare les comportements-réflexes et automatismes induits par les process à ce que Michel Foucault nomme « disciplines », à savoir certaines modalités de pouvoir mises en place au XVIIIe siècle. Une discipline n’est pas légale ou illégale, elle ne vise pas à protéger les individus comme le fait une loi : elle impose un comportement, qui devient une obligation. En d’autres termes, le process « contraint et constitue les individus en sujets obéissants par le biais d’un rituel ». Pour l’auteure, il s’agit au sens littéral d’une « tyrannie de la norme ».
Le trait vous semble forcé ? À travers un exemple cocasse, le rituel d’un vigile qui la connaît fort bien parce qu’elle se rend chaque semaine dans l’entreprise, mais qui s’obstine à fouiller chaque fois longuement son sac parce qu’elle n’en est pas salariée, Julia de Funès démontre pourtant qu’une personne peut perdre tout sens critique à force de process. Les automatismes de comportement, les gestes et phrases rituels ont remplacé la pensée chez le cerbère qui lui déclare, un jour où elle s’étonne d’être toujours l’objet de fouilles aussi complètes : « le process, c’est le process ». Une phrase absurde pour expliquer un comportement qui ne l’est pas moins.
La leçon de ce chapitre tient en ces mots : il faut « dépasser les limites de l’organisation », ce qui ne signifie pas la remettre en cause, mais « penser ce que l’on est censé appliquer, et n’agir que si l’action fait sens. Pour ce faire, l’esprit doit être le premier, le process second, et non l’inverse ». Cela semble marqué au sceau du bon sens, mais certains services d’entreprises n’auraient-ils pas à gagner, d’après votre propre expérience, à méditer cette réflexion ?
« Le leadership, l’incroyable aventure d’être soi »
Intervenant aujourd’hui en tant que coach en ressources humaines dans de grands groupes, Julia de Funès s’est vu offrir par un client d’assister gracieusement à une formation sur le leadership, dispensée par un formateur reconnu et prestigieux, « l’un des meilleurs » (ce qualificatif signifiant surtout dans le monde des grandes entreprises que « le formateur est médiatique, sûr de lui et bien payé », précise-t-elle).
La formation a pour objet d’apprendre à des personnes peu à l’aise à l’oral à convaincre, persuader, séduire un public. La première question d’intérêt que pose l’auteure tient au présupposé des formations en leadership, à savoir que l’on ne naît pas leader mais qu’on le devient ; chacun de nous aurait donc, en lui, un potentiel leadership ? La promesse est flatteuse et égalitariste, mais est-elle vraie ?
Julia de Funès livre ensuite une description fort drôle de l’exercice auquel doivent se livrer les participants, à savoir apprendre un texte par cœur, puis le dire avec assurance et persuasion devant l’auditoire. Une catastrophe programmée, puisque « tout semble organisé pour positionner le participant en situation d’échec et le formateur en situation de victoire ». De fait, comment croire à ce que l’on dit, et donc avoir de l’impact, quand le texte appris n’a aucun enjeu pour l’orateur ? Comment une personne qui l’écoute peut-elle trouver celui-ci convainquant, alors qu’elle n’attend rien de lui et le regarde d’un œil critique, en pensant uniquement avec angoisse que son tour va venir et qu’il lui faut éviter de faire les mêmes erreurs ?
Julia de Funès déploie ensuite ses arguments pour prouver que toute formation au leadership s’annonce « vide d’avance », dont celui-ci, assez imparable : on dit aux formés « Vous serez leader si vous écoutez et faites ce que je dis ». Or un leader n’est pas un mouton qui se plie à ce genre d’injonctions, il commande et ne suit pas de directives !
Cet argument n’est pas qu’une pirouette, car l’auteure évoque ensuite Machiavel dans un développement intéressant et convaincant, lui permettant de conclure le chapitre sur cette question : « Passer du pouvoir sur autrui à la puissance du « soi », en d’autres termes de la technique à l’authentique, du paraître à l’être, ne serait-ce pas la clé du leadership ? ». Quand on pense aux grands leaders que l’on a pu croiser un jour ou l’autre dans le monde de l’entreprise, on se dit… qu’elle n’a pas tort.
Julia de Funès aborde bien d’autres sujets dans son « voyage en absurdie » au cœur de l’entreprise, comme l’obsession de la transparence (« la prison pornographique ») ou le burn-out. Pour chacun d’eux, elle convoque des philosophes sans intellectualiser inutilement le propos afin de nous amener à réfléchir, simplement, sur le sens de ce que nous faisons au travail, notre rapport à celui-ci et à l’entreprise. Ce livre peut ainsi être vu comme un éloge de l’esprit critique, non contre l’entreprise (pourquoi l’esprit critique serait-il du mauvais esprit ?), mais au contraire en tant que force, que richesse pour celle-ci.
Quant à la question que vous vous posiez sur la parenté de Julia avec Louis, avoir lu la totalité de l’article vous donne le droit de connaître la réponse : l’acteur est bien son grand-père. Cela n’ajoute rien aux qualités de l’ouvrage, si ce n’est le petit plaisir, pour ceux qui aiment ou admirent le comédien, de savoir que sa petite fille écrit de bons livres.
Socrate au pays des process, chez Flammarion, 16 €.
Crédit photo : Shutterstock/ Crispy Fish ImagesAce
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