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QVT et canidés : excusez-moi, mais je crois qu’on s’égare…

le 18 juillet 2018
Les chiens en entreprise la nouvelle tendance QVT

Depuis environ un an, la presse et Internet nous gratifient régulièrement d’articles sur le bienfait supposé de la présence de chiens sur le lieu de travail. « Venir au bureau avec son animal de compagnie, c’est tendance. Mais c’est aussi bon pour le moral, l’esprit d’équipe et la créativité », nous explique ainsi Challenges dans un article du 26 juin. Et n’oublions pas l’effet hautement bénéfique, dans la lutte contre le stress, de ces charmants quadrupèdes. Bref, il semble qu’on tienne là une solution de choix pour une QVT (qualité de vie au travail) au poil ! Tant pis si je dois être la voix dissonante dans un chœur harmonieux d’aboiements enthousiastes, mais je suis dubitatif. Voici pourquoi.

 

Le chien, meilleur ami de la performance et de la QVT ?

Avant d’en venir aux raisons expliquant mes réserves, procédons à un rapide inventaire des idées et promesses développées par les articles traitant du sujet.

À en croire un article du blog réinventersontravail.com paru en octobre dernier, il est possible de « gagner en productivité grâce aux animaux ». L’auteur rappelle que « les animaux domestiques ont ce pouvoir de nous apporter joie et bonheur au quotidien dans la maison » et nous présente l’initiative de la société Purina (leader mondial de la nourriture animale, précisons-le) pets at work, destinée à ouvrir les portes de l’entreprise aux animaux domestiques.

Selon le rédacteur, « avoir des animaux au travail, et plus particulièrement des chiens, a un impact extrêmement positif sur la santé mentale et physique des collaborateurs, et augmente durablement leur bien-être ». Une étude américaine de 2012 est évoquée pour soutenir que la présence de chiens participe entre autres « à la diminution du stress », à « l’engagement sur les tâches quotidiennes » et à « une meilleure communication dans l’entreprise ». Rien que cela !

Un article de Santévet.com de février 2017 abonde dans le même sens et nous parle de la toute jeune société Happiness Dog, dont « l’objectif est d’inciter les employeurs à accepter la présence d’un animal, dans le cadre du bien-être et de l’amélioration de la qualité de vie au travail ». Sa fondatrice Sandra Javon confirme que le simple fait de caresser un chien libère de l’ocytocine, « hormone du bien-être, et réduit la pression artérielle, ainsi que le taux de cortisol, hormone du stress ». Elle juge également qu’« on sous-estime l’impact du chien sur notre santé, d’autant que les expériences scientifiques prouvent qu’ils pourraient parfaitement répondre à des problématiques rencontrées en entreprises ».

L’article n’en dit pas plus sur lesdites expériences et problématiques. Lucide, la dirigeante d’Happiness Dog reconnaît que l’animal sur le lieu de travail « n’est pas inscrit dans notre culture », mais entend faire bouger les mentalités. Notons que les prestations de sa société s’appuient sur le volontariat des collaborateurs.

 

Attention au chien… du chef

Des chiens en entreprise ? Ce n’est pas forcément nouveau. J’ai moi-même travaillé, il y a longtemps, dans une firme où apparaissait presque quotidiennement un chien. En l’occurrence, celui du patron.

La pauvre bête, en fort surpoids – moins que son maître, persiflaient méchamment certains collègues – promenait son regard triste, sa langue pendante et son fumet canin dans les bureaux. Son entrée dans une pièce précédait de quelques secondes celle de son propriétaire. Certains employés saluaient mielleusement le chien pour être bien vu du dirigeant, lequel couvait amoureusement cette créature d’un regard qui nous faisait sentir qu’elle avait droit, elle, à toute son estime. Le bipède semblait parfaitement satisfait du quadrupède, dont la présence rappelait à qui l’aurait oublié que le premier louant les locaux, le second était chez lui.

Certes, je sais que cette anecdote n’a pour ainsi dire rien à voir avec l’idée disruptive prônée dans les articles dont je vous entretiens. Mais un peu tout de même, comme nous l’allons voir.

En effet, pour la réussite d’un projet d’amélioration de la QVT par la présence d’un chien dans les locaux professionnels (ma fermeture d’esprit me fait honte, mais j’ai du mal à écrire cela sans rire), il convient que le canidé ne soit pas celui d’une personne haut placée dans l’entreprise, sous peine de devenir le symbole du privilège du prince ; celui qui, à la différence du commun des collaborateurs, a le droit d’amener son compagnon à quatre pattes au boulot. Cité par Challenges, le cas de l’actuel Président de la République, dont le labrador croisé griffon arpente les galeries de l’Elysée comme à la maison, peut d’une certaine façon illustrer notre propos.

 

Alors vint le temps du « chien QVT »

Pour éviter cet écueil, l’entreprise prête à se lancer dans l’aventure devra-t-elle répertorier tous ses collaborateurs possédant un chien et les inciter à l’amener ? Sachant que, d’après une enquête parue dans le Parisien en 2016, 63 millions d’animaux domestiques vivent en France dont 12% de chiens, cette méthode risque de transformer une société en chenil sans même avoir le temps de dire « arf ».

Mieux vaut, donc, commencer avec une seule bête (ou une par service, en fonction de la taille de l’entreprise). Alors, me direz-vous, comment choisir ce « chien-qui-fait-du-bien-à-tous », pour faire court le « chien QVT » ? Le plus juste, aux yeux des collaborateurs, sera sans doute de procéder par tirage au sort, et de désigner ainsi le chien élu.

Bien. Pourvu qu’on ne tombe pas sur un gros, vous savez, ceux qui se mettent debout contre vous, les pattes avant contre votre torse, la gueule écumante à vingt cm de votre visage, et dont le maître vous dit sur un ton complice : « il veut juste jouer, vous savez ».

Sauf que, justement, vous ne venez pas à l’entreprise pour jouer (depuis le temps, cela se saurait).

Sauf, aussi, que les idées innovantes ne représentent un progrès que si l’innovation fait sens ; et que l’innovation ne fait sens que si l’on garde un peu de bon sens.

 

Et si, pour une entreprise plus humaine, on restait entre humains ?

Que chacun considère et accepte cette vérité : tout le monde n’aime pas les chiens. D’après l’article du blog réinventersontravail.com, « les animaux rapprochent inévitablement les collègues ». En ce qui me concerne, je pense qu’ils rapprochent des collègues… qui aiment les chiens. Et que leur présence dans les bureaux fédérera parallèlement les collègues qui ne les aiment pas, y sont allergiques ou en ont peur. Si l’on veut cliver les collaborateurs et créer deux tribus bien distinctes, voire hostiles l’une à l’autre, l’idée me semble prometteuse.

Soyons sérieux quelques secondes : l’amélioration de la QVT des uns peut-elle passer par la dégradation de celle des autres ? Les promoteurs de cette idée ont-ils envisagé que caresser un chien risque fort de ne pas faire baisser le taux de cortisol (hormone du stress) des personnes qui les redoutent  ? Peuvent-ils se figurer que certains salariés, même s’ils n’ont pas peur des chiens, n’apprécieront jamais les aboiements, ni les poils sur leur sacoche ou leur manteau, ni l’odeur canine les jours de pluie (au fait, qui sort la bête entre midi et deux ?), ni les dossiers déchirés ou salis, ni les fils des ordis rongés par Toutou QVT ? Ou, sans aller si loin, que de nombreuses personnes ont une conception de l’hygiène différente de la leur, incompatible avec la présence d’animaux à poils (et à plumes !) dans des lieux de vie clos ?

Par ailleurs, les partisans des chiens en entreprise – qui doivent aimer les bêtes, n’en doutons pas – ont-ils réfléchi au fait que des bureaux professionnels ne sont pas le lieu d’épanouissement de prédilection de ces animaux ? L’article de Challenges a le mérite d’attirer l’attention sur ce point : « à sa première venue, l’animal risque d’être lui-même stressé par le changement d’environnement, avec le risque de réactions… inattendues ».

Notons en passant que si votre société compte un seul collaborateur vegan et/ou antispéciste, il y a de fortes chances pour qu’il vous fasse une vie de chien : diffusion sur Youtube d’une vidéo du « chien-victime » (humblement allongé le long de l’imprimante avec un regard misérable), dénonciation à des associations pour cruauté envers les animaux…

Enfin, posons plus sérieusement cette dernière question : les promoteurs de cette innovation un brin délirante mesurent-ils le chemin parcouru, mais aussi restant à parcourir, par la QVT en entreprise ?

 

La QVT, c’est sérieux

Je ne doute pas un instant que les responsables de Purina ou Happiness Dog soient très sérieux dans leur démarche, comme dans l’évaluation qu’ils font de l’apport d’une présence canine pour faire émerger de nouvelles idées, créer une bonne ambiance, aider les salariés à se détendre, bref, favoriser la QVT.

J’affirme de mon côté, tout aussi sérieusement, que la QVT en entreprise est justement une chose… sérieuse. Depuis deux ans, on ne compte plus les articles expliquant que l’installation d’un baby-foot ou de plantes vertes ne sont que des gadgets, certes agréables, mais qui ne peuvent remplacer une politique de QVT pensée, actualisée et pilotée. Une prise de conscience qui mérite d’être saluée.

En effet, au-delà de son impact sur la santé physique et psychologique des salariés, la QVT touche à des thématiques essentielles pour l’entreprise : l’organisation du travail, le management, l’expérience collaborateur, la RSE, la marque employeur. C’est un sujet transverse qui demande une réflexion solide, car la réussite d’une politique de QVT bénéficie à toute l’entreprise. De nombreux dirigeants commencent seulement à réaliser que la QVT ne saurait être une posture, et que le succès d’une politique dans ce domaine exige de se poser des questions de fond sur l’engagement des salariés, leur fidélisation (un enjeu RH majeur), l’impact de leur bien-être quotidien sur la performance globale de la société.

Défendre des idées plus ou moins farfelues sous prétexte de disruption ne peut être que contreproductif pour faire progresser réellement la QVT. Comme avec le baby-foot, on est de nouveau, avec le chien QVT, dans la mesure gadget. Un gadget qui plaira aux collaborateurs qui aiment les chiens, un gadget qui permettra de publier une ou deux photos amusantes ou sympathiques sur les réseaux sociaux, mais un gadget tout de même.

 

Dirigeants qui avez compris que la QVT est un moteur de performance puissant et incontestable, vous ne manquez pas de défis à relever ! Mettez le digital au service d’une expérience collaborateur réellement optimisée. Misez sur un management de la bienveillance et de la confiance favorisant la responsabilisation. Créez chez les salariés, à travers vos innovations RH, un engagement plus fort et une fierté d’appartenance à l’entreprise. Adoptez une organisation du travail agile – le télétravail peut en faire partie – bénéficiant à la fois à l’entreprise et aux collaborateurs. Mais gardez-vous des idées conçues pour se faire plaisir, qui risquent d’être perçues comme telles par vos équipes et seront, dès lors, contreproductives. C’est là le premier message que je souhaite faire passer à travers cette tribune. 

Le second est un peu moins essentiel, mais j’y tiens : un poisson rouge représente la seule présence animale acceptable dans une entreprise. Et je vous préviens, ne comptez pas sur moi pour le sortir.

 



Darmstadter Sarah2018-07-19 11:50:34
Excellent article. Je suis un peu schizophrène sur la question, à la fois pour et à la fois contre. Si l'article ne m'a pas permis de trancher (car je pense que cela dépend vraiment du type de structure) j'ai pris beaucoup de plaisir à le lire.
Jean de LOŸS2018-07-23 11:31:07
Merci beaucoup pour votre commentaire. Le ton humoristique adopté dans cet article donnant à ma prise de position un caractère un peu "vigoureux", je profite de votre passage pour préciser que je n'ai rien contre les chiens dans l'absolu. Je crois simplement, pour leur confort comme pour celui de l'ensemble des collaborateurs, que leur place n'est pas en entreprise... ou alors en entreprise "non close", pourvue d'un terrain ou d'un grand jardin !

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