Pratiques addictives en télétravail : comment les RH peuvent-elles communiquer à ce sujet ?
Selon plusieurs études, les pratiques addictives sont plus fréquentes en télétravail que sur le lieu de travail. Comment prévenir cette situation malgré la distance, et communiquer à ce sujet ? L’analyse croisée de Laurence Breton-Kueny, DRH de l’AFNOR et vice-présidente de l’ANDRH, et d’Adrien Chignard, psychologue du travail et fondateur de Sens & Cohérence.
Les pratiques addictives dans le cadre du travail sont en recrudescence depuis la crise, et seraient même plus fréquentes en télétravail qu’en présentiel. Comment interprétez vous ce phénomène ?
Laurence Breton-Kueny : Toutes nos études à l’ANDRH, ainsi que d’autres réalisées par la Dares et Odoxa pour GAE Conseil, montrent que l’impact le plus important de la crise sanitaire concerne la santé psychique, avec des addictions de toutes sortes. Il peut s’agir de l’addiction à un produit (drogue, alcool, médicaments), ou à une pratique (jeux, achats, hyperconnexion, workaholisme). Tous ces excès qui affectent la santé de l’individu ont un impact sur son travail et sa performance. Et la distance accentue les risques de pratiques addictives, qui sont plus fréquentes à domicile que dans les locaux de l’entreprise. À noter que si l’isolement généré par le télétravail augmente le risque d’addiction aux produits psychoactifs, le stress et l’hyperconnexion causés par le travail à distance peuvent aussi être à l’origine d’une addiction au travail.
Adrien Chignard : Quand on parle de pratiques addictives, il faut garder à l’esprit que c’est l’expression d’un trouble psychosocial, qui a un sens, une fonction pour l’individu. La consommation excessive d’alcool, d’écrans ou de cannabis permet par exemple de décompresser, de se déstresser après ou pendant une journée de travail harassante. Et pour la même raison, parce que la journée est fatigante, la consommation de drogues stimulantes ou excitantes permet de se donner un coup de boost et de tenir dans la durée. En télétravail, puisque personne ne vous regarde, et que vous n’avez pas l’œil culpabilisateur ou interrogateur de quelqu’un d’autre à affronter, les addictions augmentent plus facilement. D’autant plus que vous êtes isolé, et que vous cumulez une charge mentale plus importante en raison de journées à rallonge.
Quel est le rôle de l’entreprise face à cette problématique ?
AC : Les entreprises ne peuvent éluder les difficultés liées à la maladie, au cercle familial ou aux conditions de travail. D’abord pour des raison juridiques. Face au sujet de l’addiction, la responsabilité de l’employeur peut être engagée, en raison de l’obligation de sécurité de résultat : selon le Code du travail, il doit prendre les mesures nécessaires pour assurer la sécurité et protéger la santé physique et mentale des travailleurs. Ces mesures comprennent des actions de prévention des risques professionnels et de la pénibilité au travail ; des actions d’information et de formation ; et la mise en place d’une organisation et de moyens adaptés.
Il s’agit aussi d’un enjeu de taille en matière de QVT, dans le sens où les risques psychosociaux (RPS) sont une des composantes de la qualité de vie au travail, tandis que les addictions sont des troubles psychosociaux, qui sont eux-mêmes la conséquence d’une exposition à des RPS (tout comme les troubles anxieux, la dépression ou le burn out). Or, les RPS, que l’on considère comme des risques pour la santé (mentale, physique et sociale), sont engendrés par des conditions d’emploi ou de travail, et des facteurs organisationnels et relationnels, susceptibles d’être pathogènes et d’interagir avec le fonctionnement mental d’un salarié. Il appartient donc aux employeurs d’agir sur ce plan, pour prendre soin de la santé de leurs collaborateurs.
LB-K : Il faut savoir que le Code du travail n’est pas prêt pour le télétravail. Il mentionne que l’employeur est responsable de l’environnement de travail de ses collaborateurs, mais à distance, cela pose problème. Quoi qu’il en soit, le rôle du DRH est de faire en sorte qu’il y ait dans l’entreprise de la performance sociale, en agissant pour que les individus soient engagés et se sentent bien dans leur travail. Or, pour qu’un salarié soit engagé, il faut qu’il soit en bonne santé. Pendant longtemps certains dirigeants et DRH avaient du mal à concevoir que l’entreprise doive accompagner des personnes avec des problèmes d’addiction dont l’organisation n’était pas a l’origine. Mais peu importe, prendre les choses en main est notre responsabilité d’employeur. On ne peut pas être une structure avec des valeurs et une raison d’être sans prendre soin les uns des autres.
Agir s’impose. Tout bonnement parce qu’il est question de la QVT, un enjeu majeur pour les employeurs. La bonne santé ne se limite pas à l’absence de maladie ; et avec le télétravail qui se développe, prendre soin de la santé mentale des salariés, qui est impactée par le travail à distance, devient une véritable obligation. Même si l’entreprise n’est pas fautive, l’absence de sas entre la vie personnelle et la vie personnelle suffit pour que les RH aient le devoir d’intégrer cette question dans leur politique de prévention et de promotion de la santé, en accompagnant et en orientant les salariés qui en ont besoin. Les entreprises disposent des moyens et des ressources pour agir (assistante sociale, service médical, associations etc.). Elles peuvent endosser le rôle de coordinateur entre ces différents acteurs, et de « préventeur ».
Quel challenge l’addiction au travail pose-t-il aux RH, en matière de prévention ?
AC : La prévention du risque d’addiction est la même que celle des autres RPS : il faut avoir un regard avant, pendant et après. La prévention est donc primaire, secondaire et tertiaire. Il s’agit d’abord d’anticiper au maximum les risques, de les limiter à la source. On va notamment, dans cette perspective, réfléchir à la manière d’agir sur les facteurs qui pourraient précipiter une consommation excessive d’alcool, de cannabis, de produits stimulants ou excitants, de nourriture, d’achats, etc. Les DRH vont donc regarder, dans l’organisation et les conditions de travail (présentiel et distanciel), ce qui pourrait happer l’individu et précipiter des problèmes d’addictologie. En télétravail, il s’agit de l’isolement, de la charge de travail, du manque d’interactions sociales. L’addiction étant une conséquence, l’idée est donc de s’interroger sur la façon d’organiser le travail pour qu’il soit le moins problématique et conflictuel possible. Comprendre les causes dans l’organisation du travail de ce qui a déjà pu poser problème.
La prévention secondaire consiste à former et à sensibiliser une majorité de personnes dans l’entreprise, afin de pouvoir agir juste avant que l’addiction ne se produise. Il s’agit d’introduire dans l’organisation une véritable culture de détection des signaux faibles (avant-coureurs). L’employeur peut, par exemple, sensibiliser ses collaborateurs sur leur propre consommation, notamment quand ils sont en télétravail. Pour cela, il peut leur donner des marqueurs très simples. Des repères quantitatifs : l’addiction à l’alcool débute au-delà de 21 verres par semaine pour un homme, et de 14 pour une femme. Les RH peuvent aussi fournir aux salariés et aux managers des repères qualitatifs, des changements d’attitude (au bureau, mais aussi en virtuel) qui doivent les alerter. Par exemple, un collaborateur qui est anormalement stressé, dont la vigilance est moindre que d’habitude, ou qui manifeste une agressivité soudaine à l’encontre des autres.
La prévention tertiaire se déroule en bout de chaîne, et concerne ceux qui sont déjà tombés dans l’addiction : comment les accompagner au mieux pour restaurer leur santé. C’est un travail d’orientation qui se pose à l’employeur. Les DRH peuvent être pris au dépourvu face à ce genre de problématique, mais ils ne sont pas seuls face à cette mission. Il existe dans toute entreprise un service de santé au travail, interne ou interentreprises, qui est piloté par des médecins du travail, en coordination avec des membres du CSE (regroupés dans une CSSCT) ou des délégués du personnel que l’on a spécialement formés. À noter que ces derniers peuvent aussi, depuis la loi santé au travail d’août 2021, agir en matière de prévention primaire, en participant à l’évaluation des risques professionnels dans l’entreprise. Les employeurs peuvent aussi se reposer sur des assistantes sociales du travail, mettre en place un dispositif de soutien psychologique composé de psychologues spécialisés en addictologie, ou tout simplement orienter les salariés concernés vers des addictologues recommandés par un réseau partenaire.
LB-K : L’addiction en situation de télétravail est un sujet qui reste encore difficile à cerner pour les collaborateurs et les managers sur le terrain. Il faut absolument en parler dans l’entreprise, car il s’agit d’une problématique de santé mentale bien réelle. Pour les DRH, le défi sera surtout situé dans la prévention primaire : il leur faut mettre en place un véritable programme d’accompagnement, destiné à détecter le plus tôt possible les signaux faibles de l’addiction. C’est plus difficile en télétravail qu’en présentiel, mais pas impossible. Certains signes sont faciles à repérer ; par exemple, un salarié connecté trop souvent, ou au contraire trop peu ; ou encore un collaborateur qui n’allume pas sa caméra lors des réunions en visioconférence.
Ici, c’est le collectif de travail qui peut alerter l’employeur, directement ou indirectement au travers des élus du personnel. Dans mon entreprise, par exemple, la détection des signaux faibles ne revient pas qu’aux infirmières du travail ; elle est l’affaire de tous, et peut être menée par les partenaires sociaux, les élus, les managers et les autres collaborateurs. L’idée est de développer en interne un réseau de “sentinelles”, comme il en existe déjà depuis longtemps au Québec : des personnes dans l’entreprise (salariés, managers, élus) qui ont été formées par des intervenants professionnels pour reconnaître les signaux de détresse psychologique, et alerter suffisamment tôt les services RH et santé au travail.
En dehors de la détection par d’autres, les DRH peuvent aussi agir en matière de prévention en permettant aux collaborateurs de se confier d’eux-mêmes, avant qu’ils ne tombent dans l’addiction. Dans le cadre de la politique santé et QVT de l’entreprise, il est ainsi possible de mettre en place des cellules spéciales (externes ou internes) dédiées à l’écoute des salariés en difficulté. Une écoute bienveillante, empathique et sans jugement.
Comment communiquer, en tant que RH, auprès des collaborateurs sur ce sujet encore tabou ?
AC : Refuser de voir un sujet ne l’empêche pas d’exister. La première des vertus managériales, c’est la lucidité face à la situation. Cela signifie qu’il faut en parler, en faire un sujet de discussion qui n’est pas honteux, mais qui est de première importance ; car il ne s’agit pas de jeter l’opprobre sur celles et ceux qui sont victimes d’addiction, mais de les aider. Pour communiquer sur ce sujet dans l’entreprise, il est possible d’utiliser les ressources d’organismes comme l’INRS ou l’ANACT, qui proposent des brochures, des guides pratiques, des webinaires, des infographies, ou encore des affiches. Les DRH peuvent aussi compter sur leurs services de santé au travail ou HSE (Hygiène, Sécurité et Environnement), pour organiser des campagnes d’affichage, ou des journées / demi-journées de prévention.
Par rapport aux pratiques addictives en télétravail, le fait que la distance cache les choses est une difficulté supplémentaire, qui nécessite de développer chez chacun des capacités de détection fines. Sur le plan de la communication préventive, les meilleurs relais sont les managers de proximité. Ils doivent être proactifs, contacter chaque jour tous les membres de leurs équipes pour savoir comment ils vont, et de quelle façon ils peuvent leur être utiles. Apporter un soutien actif aux collaborateurs permet de rassurer ces derniers sur le fait qu’en cas de problème, ils pourront se confier à leurs managers sans honte ni crainte. Les DRH gagneraient ainsi à former les managers à cette façon de soutenir les collaborateurs, tout comme à la détection des signaux faibles et aux réponses à donner ensuite (qui consistent à orienter la personne vers les bons relais de prise en charge).
LB-K : La formation à la détection des signaux faibles est importante, mais la communication l’est tout autant. Il ne faut donc pas négliger la prévention primaire, qui passe d’abord par l’organisation d’événements de sensibilisation. Par exemple, un “mois sans tabac” en septembre, un “mois sobre” en novembre, des journées de sensibilisation aux dangers de l’hyperconnexion et du workaholisme en janvier, ou encore des demi-journées dédiées à l’équilibre vie pro – vie perso. Autant d’événements qui seront animés par des spécialistes ; notamment des intervenants en prévention des risques professionnels et des addictologues. Il est possible d’organiser des ateliers de brainstorming ludiques (sous forme de jeux de rôle, de mises en situation ou de quiz), des “cafés débats” le matin, ou encore des webinaires. L’idée est que l’employeur doit tout faire pour que l’on parle de ce sujet avec les collectifs de travail. Souvent, le simple fait de sensibiliser suffit à changer les choses au sein des équipes.
La sensibilisation nécessite aussi des actions plus spécifiques auprès des managers. Il ne s’agit pas seulement de leur distribuer des guides informatifs ou pratiques, mais de leur proposer des sessions de formation. Une formation aux bonnes pratiques face aux situations d’addiction, mais également à une forme d’écoute active à même de créer un cadre de confiance et une culture interne de l’entraide.
—> QVT, #24heuresRH : À vos agendas
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