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Plaisir et performance, un couple enfin légitime ?

le 07 avril 2025
Plaisir et performance, un couple enfin légitime ?
Thomas Sammut
Thomas Sammut

Thomas Sammut est le préparateur mental de plusieurs sportifs de haut niveau, parmi lesquels les nageurs multimédaillés Léon Marchand et Florent Manaudou.

Longtemps boudé car considéré comme l’apanage des dilettantes, l’exact opposé du labeur, l’ennemi juré du résultat, le plaisir s’offre aujourd’hui une place de choix parmi les ingrédients indispensables à la performance. Le préparateur mental Thomas Sammut en a fait le socle de sa méthode l’accompagnement éprouvée auprès de plusieurs sportifs de haut niveau, parmi lesquels les nageurs multimédaillés Léon Marchand et Florent Manaudou. Une analyse sous forme de démonstration, doublée d’une invitation à une certaine (et utile) introspection.

En sport comme en entreprise, diriez-vous que seul le résultat compte ?

Force est de le constater, malheureusement. Notre société est conçue comme telle. Dès le plus jeune âge, le système scolaire nous estime en fonction de nos résultats. Le monde du sport et de l’entreprise n’y échappent pas. Le danger : s’engager dans une course exponentielle, aveugle et robotisée à la performance, dont les effets sont délétères pour les individus, leurs organisations et l’atteinte de leurs objectifs personnels et collectifs.

Nietzche disait : « Sans plaisir, point de vie. » Y ajouteriez-vous : « …et point de performance » ?

Absolument. Après avoir longtemps été boudé au profit de la sur-rigueur et de la sur-exigence, le plaisir est aujourd’hui présenté comme une évidence dans l’accès à la performance. Encore faut-il savoir ce qu’il revêt. Pour moi, c’est un moyen de se découvrir, d’aller à la rencontre de soi, de bâtir un cadre de travail adapté aux souhaits et caractéristiques de chacun.

Lorsque j’ai commencé à travailler avec Léon Marchand, sa première question fut : « est-ce que le haut niveau, c’est gérer cette boule au ventre de la pression du résultat ? », alors que sa volonté intrinsèque était simplement de prendre du plaisir, de comprendre pourquoi il nageait et de ne pas subir sa carrière de sportif. Nous avons donc conçu un cadre d’entraînement unique, porteur de sens et vecteur d’une meilleure connaissance de lui. Au début, il s’agissait de se challenger sur les coulées, avec la curiosité de savoir jusqu’à quelle distance son organisme était capable de tenir. Le sport est alors devenu un moyen d’atteindre ses objectifs de découverte personnelle, plutôt qu’une finalité. Le résultat, devenu secondaire, a naturellement suivi.

Le bonheur professionnel est-il un choix ?

Oui, dès lors que chacun est en mesure de le définir. Dans notre société, le bonheur correspond souvent à une forme de réussite. De bonnes notes pour un élève, des médailles pour un sportif, une promotion pour un salarié, avec la peur, pour chacun d’eux, de ne pas être reconnu en cas d’échec.

Pour moi, le bonheur est la faculté à trouver une paix intérieure. Nous sommes tous tiraillés entre notre conditionnement fait d’injonctions (« passe ton bac d’abord ! », « trouve un bon job ! », « évolue socialement ! »), et cette petite voix qui nous dit qui nous sommes et ce que nous désirons vraiment.

Être heureux professionnellement, c’est se connaître, comprendre ce que veut dire cette voix et lui faire prendre le dessus sur le conditionnement.

Changer son rapport à l’échec, est-ce l’une des recettes du bonheur… et de la performance ?

95 % des sportifs de haut niveau que j’accompagne mésestiment leur potentiel. La raison : nous sommes conditionnés, depuis tout petit, à regarder nos défauts plutôt que nos qualités, et à vouloir les gommer. À force de les pointer du doigt, nous finissons par les incarner et par percevoir les autres comme meilleurs, car dépourvus de nos lacunes.

Léon Marchand est plus petit et plus mince que ses adversaires directs. C’est précisément ce qui lui permet de réaliser des coulées uniques, à l’origine, entre autres, de ses performances. C’est aussi quelqu’un de timide, tout comme Florent Manaudou. Ce trait de caractère est vu par notre société comme un défaut. Pourtant, accepter d’être introvertis leur offre des capacités qui servent leurs performances : observer davantage leur environnement, décupler leurs sensations, en découvrir de nouvelles, puiser une énergie qu’aucun extraverti ne sera jamais capable d’aller chercher.

La peur de ne pas (ou de ne plus) être reconnu peut, également, représenter un frein à la performance. Là encore, le système scolaire nous inculque que pour réussir, il faut battre les autres, avoir de meilleures notes, au risque de se déconsidérer et d’être déconsidéré. Pour les sportifs de haut niveau, le piège est de penser qu’il faut décrocher des médailles, comme si être sous le feu des projecteurs les autorisait enfin à s’apprécier. Dans l’entreprise, il faudrait à tout prix évoluer pour exister. Ces modes de pensée sont des leurres car, après une bonne note, un titre ou une promotion, passés quelques jours de satisfaction – voire d’euphorie collective dans certains cas – tout redeviendra comme avant.

Pour effacer cette crainte, lorsque la peur de l’échec devient paralysante, demandez-vous simplement ce qui arriverait si vous ne remportiez pas la victoire à laquelle vous prétendez. La réponse ? Rien.

Les sportifs de haut niveau qui n’ont rien à perdre se lâchent et accomplissent souvent des exploits. Ceux que l’on dit favoris, figés par la peur d’échouer et de ne plus être reconnus, se laissent souvent envahir par la pression, réduisant ainsi leurs chances d’être performants.

La quête de soi est-elle compatible avec l’engagement ?

C’est une certitude !… Et ce ne sont pas les témoignages de sportifs de haut niveau allant dans ce sens qui manquent. À l’âge de 18 ans, Léon Marchand était en burn-out. Avec une préparation mentale ne plaçant pas la natation au centre de sa vie, il est capable d’enchaîner les médailles olympiques.

Florent Manaudou, quant à lui, est focalisé sur sa santé mentale depuis des années. Il est l’un des derniers nageurs médaillés lors de quatre olympiades successives ; une performance exceptionnelle au regard de la concurrence féroce qui règne dans les bassins de natation aujourd’hui.

Le détachement n’est pas incompatible avec l’engagement. Loin de là. Croire l’inverse, ou s’en convaincre, est à mon sens ce qui nuit à la performance de l’entreprise et au bien-être de ses collaborateurs, souvent définis comme une simple et unique force de travail, alors qu’ils devraient être envisagés comme un tout capable de fonctionner lorsque leur équilibre est respecté.

L’entreprise est-elle là pour faire notre bonheur ?

Pour le faire, non. Pour y contribuer, oui, au même titre que l’école. Ces piliers de nos vies devraient être pensés pour participer au bonheur de chacun. Un système scolaire offrant plus de place à la découverte de soi le permettrait. Les notes, à l’inverse, instaurent une compétition parfois malsaine entre des individus à qui l’on demandera, quelques années plus tard, de travailler ensemble. Rien d’étonnant à ce que ces enfants, ces étudiants puis ces collaborateurs abordent l’entreprise avec une posture défensive à l’égard de leurs congénères devenus des collègues.

80 % des incompréhensions et des conflits intra-organisationnels sont le fruit de relations interpersonnelles complexes. Si les notes étaient remplacées par des pistes d’amélioration personnalisées et invisibles des autres, le vivre-ensemble et le travailler-ensemble seraient sans aucun doute plus épanouissants et plus efficients.

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