Le travail a-t-il un sens ?


André Comte-Sponville est un philosophe français. Il est l’auteur, notamment, de Le bonheur, désespérément, Librio.
Travail, sens, bonheur, performance, management, IA : dans la littérature, ces mots se retrouvent souvent noyés dans la brume de clichés contradictoires et chargés d’arrière-pensées. Le philosophe André Comte-Sponville nous fait redescendre sur Terre en apportant la clarté bienvenue de son analyse à ces notions et aux relations qu’elles entretiennent. Une mise au point particulièrement utile à l’heure où se repose avec acuité l’éternelle question du sens du travail.
Sommaire
Comment pouvons-nous penser le sens du travail quand le monde ne sait pas où il va ?
On n’a jamais su où allait le monde ! Et on a toujours travaillé (au moins depuis la révolution néolithique, il y a 10 000 ans). Donc la vraie question n’est pas celle-ci. Le sens du travail est le même aujourd’hui qu’il a toujours été : créer de la richesse (c’est-à-dire des biens matériels ou intellectuels, susceptibles, dans une économie de marché, d’être échangés ou vendus) pour vivre mieux ou être plus heureux.
On pourrait m’objecter que certains sont riches et continuent de s’enrichir sans avoir besoin pour cela de travailler. C’est vrai : c’est ce qu’on appelle un rentier ou un capitaliste. Qu’est-ce qu’un capital ? De la richesse créatrice de richesse. Mais il ne crée de la richesse que parce que d’autres travaillent et produisent ! Il n’y a pas d’argent magique. Il n’y a que du travail et du capital, des investissements et du salariat. La question du sens du travail revient donc toujours. Il faut du travail (qu’on le fasse soi-même ou qu’on le fasse faire par d’autres) pour échapper à la misère et au malheur. C’est vrai à fortiori des salariés : ils travaillent d’abord pour gagner leur vie, mais donc aussi pour être heureux : parce qu’il est plus facile d’être heureux quand on gagne correctement sa vie que lorsqu’on est chômeur ou miséreux.
Le sens du travail est donc double : économiquement, le sens du travail, c’est de créer de la richesse ou plus généralement d’être utile ; et, psychologiquement, c’est d’échapper au malheur, voire d’atteindre le bonheur. Pascal l’a dit : « Tout homme veut être heureux, y compris celui qui va se pendre » ou, ajouterai-je, qui part travailler. Stendhal l’a dit : « La chasse au bonheur est ouverte tous les matins », y compris les jours ouvrables, et c’est pour ça qu’on travaille. Mais cela ne veut pas dire qu’on soit toujours heureux au travail ! Il s’en faut de beaucoup.
Tout le monde travaille pour être heureux, mais pour une partie des travailleurs le bonheur commence à 18 heures, quand on quitte le bureau ou l’usine. C’est triste d’attendre la fin de journée pour commencer à être heureux ! Pour d’autres, le bonheur commence le vendredi soir : c’est dommage d’attendre la fin de la semaine pour commencer à être heureux. Pour d’autres, le bonheur commence début juillet ou début août, quand ils partent en vacances. C’est sot d’attendre les congés annuels pour être heureux. Pour d’autres, croient-ils, le bonheur commencera au début de la retraite. C’est très triste, très dommage, très sot d’attendre la fin de la vie pour commencer à être heureux ! C’est ce qu’il s’agit d’éviter. Tout le monde travaille pour être heureux, mais le manageur doit s’efforcer de faire que les salariés n’aient pas besoin de sortir de l’entreprise pour commencer à être heureux. Non, certes, que le manageur doive faire le bonheur de ses collaborateurs ! Personne ne peut faire le bonheur de personne. Mais le manageur doit s’interdire de faire le malheur des salariés, et créer des conditions favorables à ce qu’ils fassent ou trouvent leur propre bonheur dans l’entreprise. Comment le manageur peut-il y contribuer ? D’abord en les payant le mieux possible, mais aussi en améliorant les conditions de travail, en favorisant une bonne ambiance, davantage de convivialité, en aidant les salariés à évoluer, à progresser, à grandir, en leur donnant le sentiment d’une plus grande utilité sociale, en créant du lien, un sentiment d’appartenance, d’équipe ou de communauté, en leur permettant de travailler en harmonie avec leurs propres valeurs morales, en leur manifestant du respect, de la reconnaissance, en sachant les écouter, les comprendre, tenir compte de ce qu’ils disent, font ou ressentent…
La première qualité du manageur, c’est l’écoute. Son premier devoir, c’est le respect. Sa plus grande réussite : motiver et fidéliser ses collaborateurs, donc les aider (puisque c’est leur bonheur qu’ils cherchent) à être heureux au boulot. Par philanthropie ? Pas du tout, mais parce que l’intérêt majeur de l’entreprise, c’est d’attirer et de garder les meilleurs salariés. Et comme tout être humain veut être heureux, l’entreprise n’y parviendra que si les salariés ont le sentiment qu’ils sont plus heureux en travaillant dans cette entreprise-là qu’ils ne le seraient en travaillant dans une autre. Pour un manageur, se soucier du bonheur professionnel de ses collaborateurs, a fortiori combattre leur malheur professionnel, ce n’est pas de la philanthropie, ni la cerise sur le gâteau, ni un supplément d’âme : c’est le cœur de leur métier.
Pour autant, l’entreprise peut-elle contribuer sincèrement au bien commun ?
Seul un être humain peut être sincère ou pas, se faire du souci ou pas. L’entreprise n’est pas un être humain : ne comptez pas sur elle pour être humaniste à votre place ! C’est aux dirigeants de l’entreprise de se soucier du bien commun, le plus sincèrement possible, et de convaincre les actionnaires qu’ils doivent s’en soucier également. Ce n’est pas facile. L’égoïsme est la pente. C’est pour cela qu’on a inventé l’État, le droit et la fiscalité : pour être égoïstes ensemble et intelligemment plutôt que bêtement et les uns contre les autres !…
Pourrait-on y voir les germes d’une morale de la performance ?
Non, puisqu’on peut être performant dans le mal autant que dans le bien. Il y a des voleurs performants, des assassins performants, des salauds performants… C’est pourquoi on a besoin et de morale et de performance : parce que ce sont deux choses différentes et indépendantes l’une de l’autre. Ne comptez pas sur la performance pour tenir lieu de morale, mais pas non plus sur la morale pour tenir lieu de performance.
Dans ces conditions, face à un enjeu éthique tel que la diversité, l’entreprise est-elle vouée à promouvoir une inclusion de façade ?
Cela dépend des entreprises, et d’abord de leurs dirigeants ! Ne comptez pas sur votre entreprise pour être féministe ou antiraciste à votre place ! Cela dit une inclusion de façade vaut toujours mieux qu’une exclusion ou une discrimination éhontée. Quant au fond, l’inclusion n’est pas seulement une exigence morale ou politique : elle est l’intérêt de l’entreprise. C’est pour cela qu’elle finira par se faire, et qu’elle a déjà commencé. Pourquoi se priver des talents d’une partie de l’humanité ?
Peut-on dire que le travail, c’est la santé mentale ?
Non. On peut être en excellente santé mentale sans avoir jamais travaillé, comme on peut travailler beaucoup et devenir fou, obsessionnel ou dépressif. C’est plutôt l’inverse : c’est la santé mentale qui est nécessaire pour pouvoir travailler efficacement et heureusement. C’est même, selon Freud, l’un des critères principaux de la santé mentale : quand on peut faire son travail correctement. Encore faut-il que le travail ne soit pas pathogène. Raison de plus pour y veiller !
Pour finir, selon vous, quel est l’avenir du couple homme/machine ?
Qui peut le savoir ? Posez la question à ChatGPT… Il ne le sait pas plus que vous ! L’intelligence artificielle est un formidable outil, mais ce n’est qu’un outil, qui ne pense pas, qui n’a ni conscience, ni intelligence, ni volonté.
Il se contente d’avoir une mémoire gigantesque (les big data) et une puissance de calcul (surtout à base de statistiques et de probabilités) formidablement supérieure à la nôtre. C’est comme le GPS : il est bien meilleur que nous pour calculer un itinéraire, mais ce n’est pas lui qui vous dira où vous voulez aller. Il peut fixer le chemin, pas le but. Le pourra-t-il ? Seulement le jour, s’il advient, où on atteindra ce qu’on appelle « l’IA forte » : une IA consciente d’elle-même et du monde. Pour l’instant, c’est de la science-fiction. Cela arrivera-t-il un jour ? Je n’en sais rien. Mais j’observe que, pour l’instant, on ne s’en est pas approché d’un pouce : nos ordinateurs les plus performants ont exactement le même niveau de conscience que la machine à écrire sur laquelle j’ai tapé mes premiers textes, il y a 60 ans.
Et ce niveau de conscience est égal à zéro. C’est donc de savoir où nous en sommes et où nous voulons aller !
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Crédit photo : Patrick Renou