L’entreprise libérée, entre communication et imposture
A l’heure où le modèle d’entreprise libérée est glorifié dans les médias, autant spécialisés que grand public, François Gueuze expert en management des ressources humaines, prend la plume pour faire entendre une voix discordante. Pour ou contre l’entreprise libérée ? A vous de vous forger votre propre avis.
L’encadrement intermédiaire ne sert à rien sinon à contrôler en permanence, à la manière militaire, de pauvres collaborateurs asservis. Les fonctions support ne font qu’abriter des parasites vivant grassement sur le dos des « productifs ». Si vous pensez cela, alors le concept d’entreprise libérée est fait pour vous.
Bien entendu, mon propos de départ est largement exagéré. Quoique Jean-François Zobrist, dans « Le bonheur au travail » diffusé en février 2015 sur Arte nous assène bien pour sa part que « Les RH sont des parasites à l’état pur (…) cela fait partie de ces sorciers devins qui sont auto-générés ». En définitive mon propos est-il donc plus exagéré que les discours que l’on nous tient généralement sur l’entreprise libérée ? Une entreprise au sein de laquelle tout le monde s’aime, avance dans le même sens et se sent responsable du projet collectif auquel tous les collaborateurs adhérent.
Si vous êtes un ardent défenseur de l’entreprise libérée, passez votre chemin car cet article risque particulièrement de vous ulcérer ou allez directement m’insulter dans la zone de commentaires. Il vous sera facile de dire que je n’y connais rien et je veux bien en convenir en partie car, ayant cherché à découvrir ce qu’est l’entreprise libérée, j’ai posé de nombreuses questions, restées à ce jour sans réponses satisfaisantes.
Mais les questions importent parfois davantage que les réponses. Elles m’ont fait progressivement passer d’une vision personnelle « pro-entreprise libérée » à celle d’opposant. Voilà pourquoi.
Sommaire
Un concept pour entreprises en manque de repères…
Nouvelle idéologie managériale, nouveau buzz médiatique ou plus simplement bouée de sauvetage pour dirigeant en mal d’inspiration… Vous l’aurez compris je ne suis pas un grand fan du concept d’entreprise libérée tel que le « storytelling » continuel nous le présente. Le sommet de la communication tronquée étant, à ce jour, l’émission d’Arte sur le bonheur au travail et sa petite application web composée d’un questionnaire plus que caricatural tant dans la nature et la forme des questions que dans le vocabulaire utilisé.
Les raisons de ma méfiance sont nombreuses. Je citerai d’abord la profusion de modes managériales qui ont fait le buzz ces dernières années, tels le « reengeniring » ou la pyramide inversée pour n’en citer que deux. Ensuite, on nous parle toujours, ad nauseam, des mêmes entreprises : Poult, Favi, Chrono Flex. Si cela marche si bien, pourquoi toujours les mêmes ? Enfin, la captation, ou confiscation de vocables, tels que qualité de vie au travail, respect des collaborateurs ou confiance, au service d’un nouveau mode d’organisation, me paraît plus que suspecte. En effet, nul besoin d’être une entreprise libérée pour respecter ses collaborateurs, avoir confiance en eux et chercher à développer la qualité de vie au travail à travers un management responsable.
L’entreprise libérée apparaît comme le « sirop typhon » de la chanson adaptée par Richard Anthony, c’est à dire l’universelle panacée aux maux de l’entreprise. Pêle-mêle, si l’on regarde les différents articles trouvés dans la presse ou sur les blogs, il est question de profitabilité renforcée, d’engagement, de motivation, d’agilité, de nouvelles formes de GPEC (Gestion prévisionnelle des emplois et des compétences) et de beaucoup d’autres sujets qui trouveraient leur solution dans cette approche. Tout ceci avec force conviction et approximations. Mais, comme dans la chanson, le remède ne risque-t-il pas d’être plus nocif que bénéfique pour le patient ?
Qu’est-ce que l’entreprise libérée ?
La notion d’entreprise libérée a été développée dès 1988 par Tom Peters et complétée dans son ouvrage paru en 1993 « L’entreprise libérée : libération, management » (Ed. Dunod). Ce livre peut être lu comme une suite des ouvrages du même auteur que sont « Le prix de l’excellence » (1983) (Ed. Interéditions) et « Le chaos management » (1988) (Ed. Interéditions). Cette notion est, depuis quelques années, sous le feu des projecteurs via des conférenciers tels qu’Isaac Getz (auteur de « Liberté & Cie » (2012) (Ed. Fayard)) ou Jean François Zobrist, avec, il est vrai, beaucoup de talent.
L’entreprise libérée suscite depuis quelques temps un regain d’intérêt auprès de certains décideurs et consultants qui mélangent allègrement dans une soupe managériale les notions de digitalisation, d’entreprise étendue, de bien-être au travail, de bonheur et autres termes vendeurs.
Plutôt qu’un long discours, reprenons les fondements (tout en communication) du concept d’entreprise libérée en nous référant à la petite vidéo d’animation réalisée par l’agence Possum interactive dont le discours est ouvertement «pro-entreprise libérée ».
Bienvenue au pays des Bisounours ! Sur le fond, il est quasiment impossible de ne pas être d’accord et de n’avoir pas envie d’être une entreprise libérée, sauf à passer pour un dirigeant passéiste considérant le travail non comme un moyen de réalisation mais comme la conséquence de la faute originelle et de son juste châtiment divin (« tu gagneras ton pain à la sueur de ton front »).
Première difficulté, l’entreprise libérée semble en rupture avec notre conception classique de l’entreprise et notre culture façonnée par des siècles d’organisation religieuse et militaire de la société. Ce choc de culture mériterait à lui seul un long développement auquel nous dérogerons ici.
Une nouvelle idéologie managériale
L’entreprise libérée repose (si l’on retient les éléments du buzz médiatique qui nous la présente) sur quelques principes simples et avec lesquels nous pouvons tous être d’accord. Il s’agit notamment de repenser nos modes de fonctionnement en :
- accordant plus d’autonomie, et donc de confiance, aux collaborateurs,
- supprimant les contrôles inutiles et le poids de la hiérarchie.
En quelques mots, l’idée est de regrouper et coordonner les approches déjà anciennes de la re-conception des processus, des équipes autonomes et de la pyramide inversée.
La démarche est censée permettre d’atteindre le but recherché, c’est à dire la modification en profondeur du « business model » reposant sur la réduction des coûts liés à l’existence de la ligne hiérarchique et des fonctions support et l’augmentation des ressources consacrées à l’innovation collaborative comme l’écrit Jean François Gagne, enseignant chercheur sur le site des Echos. Mais, en définitive, nombre d’entreprises voient dans cette libération une séduisante manière de réduire les coûts en se passant de la ligne managériale (ou en réduisant celle-ci) et de diminuer plus encore les fonctions support.
L’entreprise libérée, une nouvelle forme d’asservissement
On peut aisément, dans un premier temps, contester la vision « Bisounours » et ouvrir le débat sur les conditions de ralliement de l’ensemble des collaborateurs au projet de l’entreprise libérée. Plus qu’un projet enthousiasmant et fédérateur, il faudrait s’interroger quant à une vision de l’entreprise au sein de laquelle la notion de « soumission volontaire » bat son plein (on relira à cet effet le « Discours de la servitude volontaire » d’Etienne de la Boétie). De là à ce que nos partenaires sociaux nous parlent d’une nouvelle forme d’aliénation, pernicieuse et manipulatrice, il n’y a qu’un pas. La censure la plus efficace est, et reste, l’autocensure.
Puisque nous en sommes aux auteurs classiques, je ne puis m’empêcher de penser à cette petite phrase de Jean-Jacques Rousseau qui, de « L’Émile » au « Contrat social », nous dépeint l’Humanité telle qu’elle devrait être et non pas telle qu’elle est, dans une logique réactive à la société et à sa modernité : « L’Homme est bon, c’est la société qui le corrompt » ; et de la rapprocher de cet extrait de la « Comédie des ânes » de Plaute : « Quand on ne le connaît pas, l’homme est un loup pour l’homme ». En ce qui concerne l’entreprise et plus généralement les organisations, on aimerait avoir Rousseau dans le texte, mais nous avons droit à Plaute.
Entreprise libérée, entreprise accaparée
Dans un second temps, il convient de s’interroger sur l’avenir et la place de l’encadrement intermédiaire. D’autant que, comme le relève fort justement Bertrand Duperrin sur son bloc-note, une entreprise sans manager ne veut pas dire une entreprise sans management.
Faut-il avoir une vision étriquée du rôle et des compétences des managers de proximité pour penser qu’ils ne servent qu’à la prescription et au contrôle ? L’encadrement est au cœur de la régulation des conflits du travail, il est également le garant d’une véritable cohérence de l’équipe au quotidien car l’efficacité et l’efficience d’un système résident dans une bonne articulation des rôles et missions de prévision, innovation, décision, organisation, mobilisation, évaluation, et non pas dans la seule réalisation. Mais, au-delà du quotidien, se pose la question de la capacité des équipes à faire face à des situations complexes ou dégradées.
Refuser ces rôles à l’encadrement, les diluer ou plus simplement supprimer la ligne hiérarchique ou la réduire à sa plus simple expression, c’est chercher à conserver le pouvoir par tous les moyens. La libération de l’entreprise ne serait alors qu’une façade visant à maintenir une autocratie reposant sur l’image du dirigeant en bon « petit père des peuples ».
Par ailleurs, supprimer le contrôleur ne veut pas dire nécessairement supprimer le contrôle. La logique pernicieuse de l’entreprise libérée est qu’elle prône l’auto-contrôle (jusque-là tout va bien). Mais celle-ci peut bien vite glisser vers le contrôle de tout le monde par tout le monde, chacun des membres d’une équipe étant en permanence sous le contrôle de l’ensemble de ses membres. Après le « petit père des peuples », voici venir la dictature du prolétariat. Avec « El Liberator », nous voilà donc prêts pour la révolution bolivarienne.
Entreprise libérée, le règne de la défiance
Enfin, nous pourrions dans un troisième temps revenir sur le grand débat qui agite certains cercles concernant la gestion des ressources humaines en entreprises, « est-ce une fonction ou une mission ? », et l’élargir à l’ensemble des fonctions support.
En effet, une grande partie de ces fonctions pourrait être prise en charge par les collaborateurs eux-mêmes. Mais n’est-ce pas nier leur technicité, leur spécificité et leur nécessaire mise en cohérence ? N’est-ce pas en définitive, comme pour l’encadrement intermédiaire, marquer à l’égard de ces professionnels une véritable défiance ? On pourrait objecter que seule une partie serait confiée aux opérationnels… Certes, mais laquelle, et comment assurer la cohérence de l’ensemble ?
Un système d’information consiste en un ensemble cohérent d’acteurs, de données et de procédures réunis en fonction d’objectifs définis par un ensemble de techniques et technologies. L’absence de cohérence conduit à la désorganisation de l’ensemble du système. L’entreprise libérée risque donc de passer directement d’un modèle monarchique à un système anarchique.
De même, qui aujourd’hui peut légitimement dire que ces fonctions support se réduisent à des missions nécessitant si peu de compétences que tout à chacun peut facilement les maîtriser ? Une simple contre-démonstration peut être faite avec la réglementation sociale, juridique et financière que l’environnement national ou international nous impose.
Au-delà de ces trois grands types d’interrogation, au sujet desquelles nombre de consultants vous diront détenir la solution miracle brevetée (la formule du fameux « sirop typhon » que je ne citerais pas car certaines méthodes et termes font l’objet d’un copyright), il convient de s’intéresser aux conséquences humaines, sociales, organisationnelles et pratiques de la mode de l’entreprise libérée.
La multiplication des jeux politiques internes
Croire en l’inutilité de l’encadrement de proximité et, parallèlement, en une intelligence collective spontanée, relève d’une méconnaissance majeure du fonctionnement des entreprises et des collectifs de travail. En l’absence d’un responsable clairement identifié, reconnu et disposant des moyens de réguler les dysfonctionnements, on assiste à la multiplication des jeux politiques internes au sein des équipes. Les outils déployés ne pourront alors plus qu’être des béquilles technologiques au service d’un collectif défaillant.
L’évolution de la notion de dialogue social
L’encadrement intermédiaire est un rouage clef dans la conduite du dialogue social. Sa disparition, l’affaiblissement de ses capacités d’action ou plus simplement le fait de remettre en cause sa légitimité conduisent rapidement les collaborateurs à se tourner vers les partenaires sociaux pour nombre de questions auxquelles ils n’ont pas de réponses, ou de possibilité d’obtenir facilement et rapidement les réponses. Il s’agit là de la seconde modalité de l’entreprise accaparée. Une entreprise accaparée par les plus remuants si l’on retient les propos d’Hubert Landier.
NDR : regarder à partir de 5 min 21 s
Ensuite, si vous préférez vous voiler la face, il est plus facile d’affirmer comme le font certains dans le documentaire d’Arte, en confondant allègrement les centrales syndicales nationales et les représentants du personnel de terrain, alors que les syndicats ne représentent plus que les fonctionnaires, autrement dit « plus rien » dans l’entreprise.
L’acquisition des compétences et le développement des expertises
La place et le rôle de l’encadrement intermédiaire dans le processus d’acquisition des compétences ne sont plus à démontrer. Il est vrai que les collaborateurs savent parfaitement ce qu’ils doivent faire et comment le faire, ils savent même comment améliorer à la marge leur activité, mais voudront-ils partager cette expertise avec vous, pour quelle motivation ? En l’absence d’un système structuré, qui captera cette expertise, la valorisera, la sauvegardera et la partagera lorsqu’un collaborateur clé s’en ira ?
Sur ce dernier point, les « pro-entreprise libérée » avanceront que chacun doit partager ses savoirs avec les autres membres de l’équipe. Pourquoi pas. Encore faut-il que tous sachent transmettre et recevoir de nouveaux savoirs et que tous soient en situation de transmettre quelque chose. À défaut, cette belle logique risque vite de tourner au bal des incompétences et à un alignement de l’équipe sur le niveau du collaborateur moyen, voire du plus médiocre.
La gestion des carrières dans les entreprises libérées
Les notions de gestion des carrières et d’évolution de carrière se trouvent, elles aussi, particulièrement remises en cause et bouleversées. Le raccourcissement de la ligne hiérarchique et la dilution des expertises posent problème quant aux évolutions possibles pour les collaborateurs d’une équipe, tant au niveau des possibilités d’évolution verticale (progression dans la ligne hiérarchique combinée à une progression dans la nature et le volume des responsabilités confiées) qu’à celui des mobilités fonctionnelles (évolutions vers d’autres fonctions).
Ces possibilités déjà restreintes le sont davantage encore lorsque l’on s’interroge sur les possibilités et capacités d’un collaborateur à quitter une entreprise libérée pour rejoindre une entreprise conventionnelle.
La capacité à réagir dans un environnement complexe et incertain
Enfin, l’ensemble de ces points, loin de rendre l’entreprise plus agile, pose la question de la capacité de l’entreprise à réagir vite dans un environnement complexe, incertain et difficile. En effet, les principaux rouages de l’entreprise ayant été réduits à leur plus simple expression, le rôle de l’encadrement ayant été confisqué et la logique de fonctionnement démocratique risquant de dériver en palabres, l’entreprise risque d’avoir quelques difficultés à se réinventer en situation de crise ou dans l’urgence.
Libérons-nous de l’entreprise libérée
On peut légitimement mettre à l’actif du bilan de l’entreprise libérée le respect, la confiance et autres éléments constitutifs du « bonheur au travail », bien qu’ils ne soient pas produits par l’entreprise libérée mais qu’elle s’en nourrisse.
Nouvelle forme de servitude, défiance à l’encontre de ses soutiens habituels, mauvaise gestion des risques habituellement gérés par les fonctions support, jeux politiques internes renforcés, médiocratie, désagrégation du dialogue social, perte d’expertise, incapacité à faire face aux crises et certainement bien d’autres éléments sont à mettre au passif…
En définitive, que reste-t-il de l’entreprise libérée ? Rien. Rien, si ce n’est la nécessaire évolution des modèles d’entreprise élaborés dans les années 80 et ayant par exemple conduit, en raison d’une mauvaise interprétation et utilisation des outils, à des dérives telles que la confusion entre qualité et procédure qualité, entre contrôle de gestion et contrôle budgétaire, ou encore entre contrôle et régulation.
Faut-il pour autant écouter les nouveaux gourous du management ou simplement s’interroger sur la manière de travailler la confiance et l’allégement de nombre de procédures de contrôle pour remplacer celui-ci par une régulation au plus proche du terrain et le développement d’un management responsable ?
En guise de conclusion, je citerais deux passages d’un article de Patrick Storhaye « La question “comment une organisation humaine réussit-elle à s’adapter sous la pression de son environnement concurrentiel pour maintenir et renouveler sa compétitivité ?” reste la même depuis toujours et les entreprises les plus innovantes ne sont alors peut-être pas celles qui prêchent les vertus d’un nième modèle, qu’il soit libéré, fluide ou digital ou qu’il mobilise de nouveaux concepts que l’on qualifie aussi vite de stratégiques que de révolutionnaires. Les entreprises les plus innovantes sont peut-être en vérité celles qui, loin du tapage médiatique et de ses engouements hâtifs, ont l’originalité de faire face en étant conscientes du travail et du temps que cela exige, sans qu’aucune potion magique les affranchisse des difficultés et du chemin à parcourir ».
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