Future of work – L’expansion des possibles

Arrivant à Venise, Montaigne trouve la ville « autre qu’il ne l’avait imaginée et un peu moins admirable ». Un jugement sévère qui s’expliquerait par le fait que dans l’Europe urbaine du XVIe siècle, l’exceptionnel est la règle. Les villes n’ont aucune raison de se ressembler : elles sont le fruit de circonstances d’une infinie variété. L’effet de surprise agissait moins sur Montaigne que sur nous, habitants de villes uniformisées par les globalisations successives.
Et si l’organisation du XXIe siècle était vouée à faire le chemin inverse ? Finie l’entreprise préfabriquée du XXe siècle, avec ses bureaux tous semblables, sa structure immuable et standardisée, mise en équation dans les manuels d’écoles de commerce. La multiplication des possibles devrait logiquement aboutir à une diversification des modes d’organisation et de production. Et nous amener à accueillir avec moins de surprise les Venise organisationnelles de demain !
1. Vers un nouveau contrat moral de travail
On a longtemps annoncé l’émergence imminente de la gig economy ; tout le monde allait être freelance, entrepreneur de soi, et vendre sa force de travail à des entreprises qui seraient des centres de gestion de projets. Juridiquement, nous n’y sommes pas. Le CDI reste la forme de travail dominante, et même si la part des indépendants dans les actifs augmente, il y en a toujours beaucoup moins que dans les années 1970-80. Mais la transformation a bel et bien eu lieu dans les mentalités. Le collaborateur s’inscrit dans un rapport de plus en plus « donnant-donnant » avec son employeur, dans une relation contractuelle de service. « Je sais faire ça. Et toi, qu’est-ce que tu m’apportes ? »
2. La tension entre individuel et collectif
Il en découle un défi de taille pour le management : concilier envies individuelles et projet collectif. Et ce n’est pas simple, parce que nous tendons à gérer ces conflits sur le mode du jugement. « Il rêve, il veut habiter en Bretagne et la boîte est à Paris ! » Nous sommes dans le domaine de la convention, du convenable, de ce que l’on peut faire. Et les curseurs ont bougé. D’abord loin dans un sens – celui de la décentralisation et de la dématérialisation de l’entreprise – puis dans l’autre – le retour partiel au bureau. Deux pas en avant, un en arrière : le champ des possibles s’est bel et bien ouvert. Les solutions qui optimisent l’articulation entre individuel et collectif, type « plateforme de services RH », sont ainsi amenées à se développer. Le collectif va continuer à primer : il en va de la survie du projet commun, et donc de l’intérêt de chacun. On ne peut pas tout faire pour chacun. Mais on peut souvent faire plus, et on s’en privera de moins en moins.
3. Le lieu de travail poursuit sa mue
Le lieu de travail n’a pas disparu, mais il tend à perdre le monopole de la production, hors industrie. Quel que soit le secteur, le bureau a irrémédiablement changé de nature. Il ne peut plus être le pendant de l’usine pour le travail immatériel. Ce lieu fortifié qui contient l’effectif de 9 h à 18 h, et plus si affinités, dans lequel tout se passe et vers où tout converge. De plus en plus, le bureau devient un hub d’activité créateur de sens, un quartier général d’où l’entreprise rayonne, ouvert sur l’extérieur, accueillant et convivial. De façon croissante, également, il s’adapte à la nature de l’activité, au métier, à la place de l’entreprise dans la chaîne productive. Il présente des visages de plus en plus variés.
4. Le zénith des seniors : le peak old
Comme c’est le cas depuis l’aube de l’humanité, « les jeunes ne savent plus travailler ». La persistance de ce discours cache mal le fait démographique majeur du moment : le poids des seniors dans l’entreprise. La part des 50-64 ans dans la population active devrait atteindre son maximum en 2025 (à 35 %), puis baisser très lentement. À la différence du peak oil, le pic de production pétrolière, dont la date ne cesse de reculer, ce peak old est facilement datable et constatable. Mais dans un premier temps, ce pic va ressembler à un plateau en pente douce. Les nouveaux arrivants sur le marché du travail vont donc être confrontés durablement à la persistance d’une forte population de seniors à la productivité potentiellement déclinante. Il y aura des enjeux de transmission importants lors de leur départ, mais aussi des enjeux de déverrouillage pendant leur présence. Les plus mobiles parmi les jeunes talents seront tentés par l’émigration. Cette équation démographique va structurer les relations de travail dans les années à venir.
5. Le travail, une vie parmi d’autres
La notion de « conciliation entre vie personnelle et vie professionnelle » est très compréhensible d’un point de vue RH. Mais elle renvoie à l’idée qu’il y aurait le travail d’un côté, les loisirs de l’autre. Or, les collaborateurs ont d’autres responsabilités que celles qu’ils exercent dans l’entreprise : ils peuvent être parent, aidant, citoyen, militant… C’est la conciliation de ces engagements multiples qui est en jeu. Elle entraîne deux tendances apparemment contradictoires : une porosité accrue entre travail et monde extérieur, revendiquée plus particulièrement par les jeunes ; et le souhait de contenir le travail dans le temps, par un droit à la déconnexion effectif, ou par une réduction du temps de travail. À cet égard, la semaine de 4 jours, qu’elle advienne ou non, va continuer à occuper une place importante à l’horizon du débat RH.
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