Plaidoyer en défense d’un bouc émissaire idéal, le DRH
Pour les anti-capitalistes, il est l’âme damnée du patron. Pour les adorateurs des « premiers de cordée », il est le mauvais conseiller du roi-entrepreneur. Le DRH est cette figure que l’on aime détester, sur le dos de laquelle on se réconcilie, et qui sert occasionnellement de fusible moral en période de licenciements. Quand il est mis en scène dans un film, un roman ou une chanson, le DRH est presque toujours un méchant, un lâche, un personnage insignifiant, ou les trois à la fois. Pourquoi tant de haine ? Et que peut-on y faire ? Dans un récent ouvrage, « DRH, mission ou démission, 3 pistes d’action à l’heure du choix » j’essaie de répondre à cette question.
Sommaire
DRH le maudit
Beaucoup de métiers de l’entreprise ont leurs héros cinématographiques ou télévisuels emblématiques. Les informaticiens, bien sûr, sauvent régulièrement le monde, depuis War Games en 1983 jusqu’au Bureau des légendes. Les communicants ont eu leur heure de gloire avec la série The West Wing, où ils changeaient fréquemment le sort de l’humanité en bougeant trois virgules dans un discours présidentiel. La fonction commerciale n’est pas forcément toujours glorifiée, mais elle sait au moins faire rire (on pense notamment à La Vérité si je mens). Même la finance dispose de son saint patron cinématographique en la personne de George Bailey, le banquier solidaire de La vie est belle (de Frank Capra).
Le DRH, en revanche, est rarement à l’honneur dans le paysage audiovisuel. J’ai demandé à ma communauté LinkedIn de me lister ses méchants préférés au royaume des ressources humaines. Mon post a rapidement généré plus de 100 commentaires et toute une galerie des horreurs. Du « Ressources humaines » de Laurent Cantet, où un stagiaire est employé à préparer le passage aux 35 heures pour détourner l’attention des salariés du plan social en préparation ; à Jean-Guy Lecointre, le détestable DRH de Caméra Café ; en passant par la chanson d’Anaïs « DRH », qui ramène la fonction au cost-cutting, ou par celle de Benjamin Biolay « Ressources humaines », qui associe l’expression au désespoir du salarié licencié, frappé par le vide des injonctions convenues à la résilience.
La liste est sans fin. Il en ressort qu’au cinéma, à la télévision ou en chanson, le DRH est soit un salaud, soit un idiot. Il est comme les gardes impériaux dans Star Wars ou les orques dans le Seigneur des anneaux : un méchant qu’on peut sacrifier sans état d’âme, étant bien entendu que personne ne s’identifie à lui. D’autant plus qu’on ne voit pas très bien ce qu’il fait dans la vraie vie. D’ailleurs, qui connaît un DRH ? Presque personne. On ne peut même pas dire « je n’ai rien contre les DRH, j’ai un très bon ami DRH ». C’est le bouc émissaire idéal d’un système qu’on rejette tout en y appartenant pleinement.
De quoi le DRH est-il le nom ?
Alors, d’où vient cette image épouvantable du DRH ? Va-t-elle de pair avec une image désespérément dégradée de l’entreprise, qui ne pourrait être qu’un lieu d’exploitation cynique et sans âme ? C’est plus compliqué. Les Français, rappelons-le, ont un rapport ambigu à l’entreprise, à en croire le baromètre Cevipof. En gros, ils sont plutôt négatifs sur les grandes (44% ont confiance en elles, 51% non) et ont une bonne image des PME (confiance à 78% en février 2021). Et les deux tiers déclarent « aimer leur boîte », selon la dernière édition (2020) du sondage OpinionWay associé chaque année à l’événement du même nom.
L’aversion pour le DRH n’est donc probablement pas un simple avatar de l’hostilité à l’entreprise. Un exemple intéressant est Riens du tout, le premier film de Cédric Klapisch, sorti en 1992. Fabrice Luchini y incarne un directeur de grand magasin envoyé par les actionnaires pour redresser l’entreprise, en usant de méthodes managériales « modernes » issues des années 1980 : team building entre cadres à coup de saut à l’élastique, promotion du travail d’équipe, grandes initiatives collectives visant à susciter la fierté d’appartenance. Certes, le film met en scène le ridicule de ces méthodes et du directeur qui les incarne, mais au bout du compte… ça marche ! La sauce prend, les salariés finissent par embarquer et l’entreprise renoue avec les profits. Pour éviter de sombrer dans la naïveté pro-capitaliste [spoiler alert], l’histoire se termine cependant sur la revente des bâtiments du magasin par les actionnaires cyniques et le licenciement sauvage de tous les salariés.
Premier enseignement : Cédric Klapisch semble croire qu’on revend les locaux d’une entreprise plus cher quand elle gagne de l’argent (et non l’entreprise elle-même). Il y a bien, de la part du réalisateur, la reconnaissance qu’un management des ressources humaines qui respecte les salariés peut produire de la performance ; mais dans son film, les actionnaires sont considérés comme trop idiots pour le savoir ; dans la vraie vie, ils revendraient l’entreprise plus cher, avec l’essentiel de l’équipe ; et non les murs.
Mais l’essentiel n’est pas là : le film, en somme, reconnaît l’importance de la fonction RH, sans la nommer. Il ne vient pas à l’idée du réalisateur de l’incarner dans le directeur du personnel, personnage secondaire et falot (on voit même une caissière lui poser une question technique sur le fonctionnement de sa caisse, comme si un DRH était censé savoir ce genre de choses). Mais l’idée est là.
La DRH, fonction fantôme
Il y a donc la place, dans l’imaginaire collectif, pour quelque chose qui rende l’entreprise vivable, pour une fonction qui réconcilie l’impératif productif et l’épanouissement personnel. Seulement, il ne vient à l’idée de personne que cette fonction puisse être assumée par la DRH. C’est dommage, parce que c’est sa définition même.
Lars von Trier, qui n’a pas la réputation d’être un rigolo, a pondu une unique comédie au début des années 2000 – une comédie d’entreprise, intitulée Le Direktor (c’est-à-dire le président). C’est l’histoire d’un dirigeant propriétaire de TPE danoise qui se fait passer auprès de ses salariés pour le simple gérant de l’entreprise. Il invente un personnage de président fictif, toujours absent, auquel il attribue toutes ses décisions impopulaires et ses pires manipulations. En interne, il passe donc pour un manager compatissant qui fait ce qu’il peut pour protéger ses équipes de l’arbitraire d’un président dictatorial. Un jour, il décide de vendre l’entreprise. L’acquéreur islandais souhaitant voir le président en chair et en os, le dirigeant doit se résoudre à embaucher un comédien pour l’incarner. C’est le ressort de la comédie.
Le personnage du dirigeant est une sorte de pervers narcissique RH, et l’histoire est un contre-exemple absolu de tout ce vers quoi le management des ressources humaines doit tendre. Mais la supercherie, en répartissant les rôles entre vrai et faux dirigeants, met en scène très directement cette dialectique « good cop / bad cop », « individu / profit » que la fonction RH a précisément pour mission de dépasser. Là encore, cependant, elle n’est jamais nommée.
En somme, la fonction RH hante l’imaginaire de l’entreprise sans jamais apparaître en tant que telle. C’est le fantôme de tous les non-dits de l’organisation, de toutes ses contradictions internes. On reconnaît que tout pourrait aller mieux, que productivité et épanouissement pourraient théoriquement, dans certains cas, se confondre ; mais cette réussite est laissée au hasard, ou à la personnalité d’un manager exceptionnel. Il ne vient à l’idée de personne que l’on puisse, par le biais d’une fonction RH solidement outillée, produire cette conjonction. Vient-elle d’ailleurs à l’idée du DRH lui-même ?
Un héros DRH : chiche ?
La question « à qui la faute » est sans doute la plus stérile qui soit. Intéressons-nous plutôt à « qui peut y changer quelque chose ? » La réponse, pour moi, est claire : les DRH ont un coup formidable à jouer. Pour cela, ils doivent prendre position publiquement, s’engager individuellement et en tant que profession, reconquérir leur image. Paradoxalement, le fait qu’ils n’en aient pas, et que le peu qu’ils en ont soit si caricatural, peut être un atout : un héros DRH crédible est entièrement à construire, et les écrivains aiment les défis. N’en attendons pas trop, cependant. Un héros DRH sera un personnage subtil, nuancé, complexe. Il sera difficile à écrire, et plus difficile à vendre encore.
En attendant le génie du 7e art qui donnera vie à leur role-model, les DRH doivent rechercher davantage la lumière des projecteurs, communiquer sur leur mission, leur rôle, leurs objectifs et leurs contraintes. Personne ne les connaît. Et cette obscurité, cette mauvaise image nuisent fortement à l’exercice de leur fonction.
Cette obsession est ancienne chez moi : il y a 8 ans, j’écrivais déjà que « dans un monde de communication, il ne suffit plus d’être pertinent, il faut aussi être attrayant. C’est au travers d’une prise de parole adaptée, sur le fond et dans la forme, que le DRH pourra renforcer son image, et ce dans une seule perspective : faciliter l’accomplissement de ses missions ». Comment ? En se mettant au marketing. Au marketing d’eux-mêmes, sans doute : il s’agit de mieux vendre leur image. Mais surtout au marketing RH, qui seul peut leur donner les moyens méthodologiques de mesurer les besoins de leur marché (collaborateurs anciens, présents et futurs), d’y apporter des réponses et de les évaluer.
En s’outillant pour écouter leurs cibles, produire des solutions et mesurer leurs progrès, les DRH gagnent en efficacité, en clarté stratégique et, finalement, en crédibilité, tant auprès des collaborateurs que de l’encadrement et de la direction – et, en dernier lieu, du grand public. C’est ce qu’on demande à un héros, après tout : être crédible ! Dans DRH, mission ou démission, j’ai essayé de donner quelques clés pour y parvenir. J’espère que de nombreux DRH sauront s’en saisir pour ouvrir de nouvelles portes.