Grand Prix IA & RH : les coulisses du projet Kustomize, entre innovation et impact humain


Directeur exploitation du groupe Keolis, Emmanuel TEBOUL a en particulier en charge l’amélioration des process d’exploitation pour l’ensemble des filiales Keolis en France et dans le monde

Gérald PETITJEAN est directeur de l’Innovation d’EURODECISION, une PME versaillaise qui conçoit depuis 1987 des modèles et des algorithmes d’aide à la décision basés sur l’Intelligence Artificielle, la Recherche Opérationnelle et les Mathématiques Décisionnelles.
Lors du Grand Prix IA & RH organisé par le Hub France IA, Keolis et Eurodecision se sont distingués en remportant la compétition avec leur projet Kustomize. Ce dispositif novateur place les conducteurs de bus au cœur du processus de planification, en utilisant l’intelligence artificielle pour intégrer leurs desiderata tout en optimisant les contraintes opérationnelles. Emmanuel Teboul, Directeur Exploitation du groupe Keolis, et Gérald Petitjean, Directeur de l’Innovation d’Eurodecision, nous dévoilent les coulisses de cette réussite, entre défis techniques, changement organisationnel et impact humain.
Sommaire
Pouvez-vous nous expliquer en quelques mots ce qu’est le projet Kustomize et en quoi il révolutionne l’organisation du travail des conducteurs de bus ?
Emmanuel Teboul : Kustomize part d’un constat simple : aujourd’hui, les conducteurs de bus n’ont pas leur mot à dire sur leur planning. Les jours de travail et les horaires sont imposés, qu’il s’agisse des prochains jours ou de l’année entière. L’idée de départ est claire : comment passer d’un planning imposé à une organisation qui prend en compte les souhaits des conducteurs ?
L’objectif est d’intégrer les préférences des conducteurs dans l’établissement des plannings. Par exemple, un conducteur qui préfère travailler le matin ou qui a des contraintes familiales doit pouvoir en faire part à son entreprise. Ce système garantit une prise en compte des contraintes des conducteurs et ainsi vise à améliorer l’engagement, le bien-être au travail et la relation entre le conducteur et l’entreprise. En plus, cela peut attirer des profils diversifiés, comme davantage de femmes, en tenant compte de leurs besoins spécifiques. En résumé, Kustomize propose d’adapter le planning aux contraintes personnelles, plutôt que l’inverse.
Et concrètement, comment ça fonctionne ?
Gérald Petitjean : La solution repose sur une étape supplémentaire dans le processus classique de création des plannings. Habituellement, les équipes de planification établissent un plan de transport en fonction des demandes des autorités organisatrices, puis affectent les conducteurs. Avec Kustomize, un nouveau processus est mis en place : chaque conducteur peut exprimer ses préférences au jour le jour. Ces desiderata sont ensuite intégrés dans les plannings grâce à un algorithme développé par Eurodecision.
Ce modèle va au-delà des méthodes traditionnelles. Dans le transport, les plannings sont souvent créés en deux étapes : d’abord des grilles de roulement théoriques, puis une affectation des agents. Ici, tout se fait en une seule étape, ce qui augmente la complexité. L’équipe a dû développer des algorithmes avancés pour résoudre ce casse-tête, notamment grâce à des techniques d’optimisation sous contraintes (programmation linéaire), de génération de colonnes et de graphes.
L’autre défi majeur était la rapidité. Un planificateur ne peut pas attendre dix heures pour obtenir un planning. Il faut un résultat en moins d’une heure, voire en quelques minutes, pour permettre une conception itérative du planning. Ce niveau de réactivité était essentiel pour rendre la solution exploitable et garantir son adoption.
Des plannings rigides entraînent absentéisme, désengagement et difficultés de recrutement. Quel a été l’élément déterminant pour imaginer une solution aussi innovante et disruptive ?
E.T : Comme dans de nombreux domaines, il est de plus en plus difficile de recruter des conducteurs de bus. Parmi les raisons identifiées, les plannings rigides jouent un rôle important, car ils ne correspondent souvent pas aux attentes ou aux contraintes de vie des agents. L’idée a donc été de renverser le paradigme.
Le système de Kustomize est gagnant-gagnant. Les conducteurs se sentent mieux considérés et cela réduit le nombre de modifications ou de demandes de congé en dernière minute. À Dijon, où nous menons notre expérimentation, les retours sont positifs : environ 85 % des conducteurs préfèrent ce nouveau système à l’ancien. On observe également une diminution des échanges de services après la publication des plannings. Cela montre que cette approche, bien qu’encore en phase de déploiement, améliore déjà les conditions de travail.
Cette innovation n’aurait pas été possible il y a quelques années. Les avancées en intelligence artificielle et en puissance de calcul ont joué un rôle clé. Les algorithmes d’IA prescriptive permettent aujourd’hui de gérer des problématiques complexes, comme celle de la personnalisation des plannings, avec des résultats rapides et fiables. Nous avons désormais la possibilité de transformer ces innovations en pratiques concrètes. C’est presque une obligation : puisque c’est techniquement réalisable, il faut en tirer parti pour améliorer durablement les conditions de travail.
Un projet comme Kustomize, qui transforme profondément l’organisation des plannings, peut naturellement susciter des résistances de la part des collaborateurs. Quelles ont été les principales réticences rencontrées, et comment avez-vous réussi à les surmonter ?
E.T : Un projet de cette envergure représente un véritable bouleversement pour les conducteurs. Passer d’un planningimposé à l’année sous forme de roulement à un système qui demande d’exprimer des préférences quotidiennes est un grand changement. Naturellement, des doutes sont apparus, notamment de la part des conducteurs et de leurs représentants syndicaux sur notre capacité à faire un tel projet. L’une des clés a été d’apporter des explications claires et détaillées dès le début. Les conducteurs, comme tout le monde, ont souvent besoin de voir pour croire. C’est pourquoi nous avons rapidement développé un prototype en collaboration avec Eurodecision, que nous avons directement testé sur le terrain. Cette phase de proximité a permis d’adapter le système aux réalités et aux attentes spécifiques des conducteurs, en identifiant ce qui comptait vraiment pour eux.
J’imagine que c’est un changement important aussi pour les planificateurs ?
G.P : Dans le cadre de l’expérimentation, nous avons beaucoup travaillé avec le groupe projet, aussi bien au siège qu’au niveau du réseau de Dijon. L’un des objectifs principaux était d’analyser en détail les plannings produits et les indicateurs associés. Cela a permis d’accompagner les planificateurs dans ce changement de méthode. Passer d’une organisation traditionnelle à une nouvelle façon de planifier peut être perturbant. Cela soulève une question clé pour eux : qu’est-ce qu’un « bon » planning dans ce nouveau cadre ? Nous avons donc pris le temps d’observer et d’ajuster pendant toute la phase d’expérimentation pour aider à cette transition.
Sur le plan technique, comme l’a mentionné Emmanuel, il était essentiel de proposer un modèle adaptable et flexible. Il ne s’agissait pas simplement de remplacer un système rigide par un autre. Nous avons travaillé pour que le modèle soit rapidement ajustable entre deux itérations, afin d’intégrer les règles de planification jugées importantes dès le départ. Cela a permis d’éviter une approche « prête à l’emploi » et de s’assurer que chaque étape du processus répondait aux besoins spécifiques des planificateurs et des collaborateurs.
Pensez-vous que Kustomize pourrait inspirer d’autres secteurs confrontés aux mêmes défis d’organisation du travail ?
E.T : Oui, tout à fait. Je pense que le sujet du rapport à l’entreprise dépasse largement le secteur du transport. C’est une problématique générale qui touche de nombreux domaines d’activités.
En matière d’attractivité et de rétention, ce type de solution peut jouer un rôle clé. Même si cela ne résoudra pas tout, la possibilité d’adapter les plannings aux contraintes des collaborateurs peut être un argument fort. Cela aide également à retenir les talents : beaucoup de nouveaux employés démissionnent rapidement après avoir réalisé que les plannings imposés ne sont pas compatibles avec leur vie personnelle. Proposer un système qui intègre les contraintes individuelles, comme les gardes alternées ou les responsabilités familiales, peut changer la donne.
Enfin, cette flexibilité ne se limite pas à des questions familiales ou professionnelles. Elle peut aussi s’appliquer à des engagements sportifs, associatifs, ou même simplement à des préférences personnelles. Ce qui compte, c’est de garantir aux conducteurs que leurs souhaits seront pris en compte autant que possible. Même lorsqu’ils ne peuvent pas obtenir exactement ce qu’ils souhaitent, ils estiment que cela reste acceptable, car cela arrive beaucoup moins fréquemment qu’auparavant.
G.P : Pour compléter, cette approche peut s’appliquer à de nombreux secteurs où les charges de travail sont imposées et marquées par de fortes contraintes horaires. Cela inclut des horaires très tôt le matin, tard le soir, pendant les week-ends ou les jours fériés. Ce type de démarche est particulièrement pertinent dans des domaines comme la santé, notamment dans les hôpitaux et les cliniques, mais aussi dans certaines industries avec des horaires décalés, comme les équipes en deux-huit ou trois-huit. Les métiers du service public, qu’ils soient dans la fonction publique ou en délégation de service public, pourraient également bénéficier de ce modèle.
L’impact est évident. Chez Eurodecision, cela fait 30 ans que nous développons des modèles d’optimisation dans le domaine des ressources humaines. Pourtant, c’est la première fois que nous les utilisons dans cette optique spécifique. Cela marque une étape importante pour nous, car cette démarche, poussée à ce niveau, n’avait jamais été mise en œuvre chez nos clients auparavant. Ce modèle ouvre de nouvelles perspectives pour répondre aux besoins complexes des secteurs exigeants.
Enfin, quel message souhaiteriez-vous adresser aux entreprises qui hésitent encore à intégrer l’IA dans leurs pratiques RH ?
G.P : Intégrer l’IA dans les pratiques RH, c’est une démarche qui mérite d’être tentée, mais cela doit être fait avec un véritable objectif en tête. Il est essentiel de comprendre pourquoi on le fait et de ne pas se lancer uniquement pour suivre une tendance ou pour le buzz. Ce type de projet ne doit pas être un gadget, mais répondre à un besoin réel.
L’IA doit avoir un sens concret, que ce soit pour le management ou pour les collaborateurs sur le terrain. Sans enjeu clair et tangible, un tel projet risque de manquer d’impact. En revanche, lorsqu’il est aligné avec les besoins de l’entreprise et des équipes, l’IA peut devenir un levier puissant pour transformer les processus RH de manière durable et pertinente.
E.T : L’IA fonctionne, même si ce n’est pas toujours parfait. Elle n’est pas utile dans tous les cas, mais lorsqu’elle est bien pensée et bien utilisée, elle apporte de véritables résultats. Cependant, il est important de rappeler que l’objectif ne doit jamais être d’intégrer de la technologie pour le simple plaisir de le faire. L’IA doit toujours servir un but précis.
Une des forces de l’IA, c’est qu’elle permet non seulement de créer de nouvelles possibilités, mais aussi d’améliorer ce que l’on fait déjà. C’est ce que nous avons démontré avec Eurodecision : utiliser l’IA pour optimiser des processus existants, là où auparavant nous étions limités par les capacités techniques. L’IA offre aujourd’hui une puissance de calcul et une efficacité qui rendent possible ce qui ne l’était pas avant. En réalité, cette capacité à faire mieux ce que nous faisions déjà est une avancée considérable.