Félicité, Bonheur au travail, Performance éternelle : le temps des RH-marabouts ?
Si vous voulez agacer Thomas, parlez-lui des différences générationnelles en entreprise, mais bloquez-vous une plage conséquente dans votre agenda. Si vous voulez agacer Séverine, tentez de lui expliquer que l’administration du personnel et la RH c’est la même chose, mais prenez une chaise pour être plus confortable. Si vous voulez nous agacer tous les deux en même temps, parlez-nous du Bonheur au travail !
Bon. Le voilà… le sujet qui fâche. Le Bonheur au Travail.
Enfin « qui fâche », non. Il ne fâche pas tout le monde, soyons honnêtes. Ils commencent à être nombreux les DRH et chefs d’entreprise qui, pétris de bonnes intentions, se laissent séduire par l’idée de rendre heureux leurs salariés. La promesse du « rendez le sourire à vos collaborateurs » est difficilement critiquable. Et ce n’est pas notre propos ici d’en faire la critique. Notre intention est de défendre l’idée suivante : pour rendre le sourire aux collaborateurs, il ne suffit pas de s’assurer que le restaurant d’entreprise est agréable ou que la salle de réunion est aménagée comme leur salon.
Vous voulez rendre le sourire à vos collaborateurs à la machine à café ? Bonne idée ! Assurez-vous alors qu’ils aient les moyens de situer leur contribution sur la roadmap du projet d’entreprise, qu’ils aient la marge de manœuvre et d’initiative permettant de satisfaire leurs clients (qu’ils soient internes ou finaux), ou encore réunissez les conditions pour qu’ils se sentent acteurs de leur carrière. Mais par pitié, si vous n’avez pas entrepris ces démarches et d’autres, arrêtez de penser/croire/vouloir convaincre qu’en leur permettant de travailler dans une salle de réunion qui se veut la réplique exacte d’un Starbucks, ça les rendra « heureux » !
En dehors du fait qu’en faisant cela vous n’adressez pas les vrais sujets irritants pour vos salariés, quel message pensez-vous leur envoyer ? « Tu ne comprends pas la nouvelle orientation stratégique ni le rapport avec ton poste ? Mais regarde, on a lancé un service de conciergerie ! »… Penser que couvrir son bureau de confettis le jour de son anniversaire aura plus d’impact sur lui que lui expliquer les orientations de l’entreprise, ce n’est pas se préoccuper du bonheur du salarié, c’est le prendre pour un idiot, et ça, ça ne rend certainement pas le sourire à la machine à café !
Sommaire
Le bonheur : juste une mise au point
Rappelons ici quelques principes de base d’une notion utilisée à tort et à travers :
- Le bonheur est un état personnel et in-di-vi-duel.
Ce qui pose la question : comment dans ce temps du tout collaboratif que nous vivons, l’apologie d’une notion si individuelle peut-elle avoir un tel succès en entreprise ?
- Le bonheur n’est pas le bien-être.
Cela va au-delà. Le bonheur est un acte de conscience. Quand l’entreprise prétend vouloir développer le bonheur de ses salariés, elle joue donc avec nos consciences. Les CHO sont alors des GO manipulateurs, les Messmer de l’entreprise.
- Le bonheur n’est pas permanent ou continu.
Il se vit par bribes. Les moments de bonheur sont des parenthèses. Comme le beau temps en Bretagne, où il fait beau plusieurs fois par jour. Si le bonheur générait l’efficacité de l’entreprise, la performance de cette dernière serait intermittente, comme le bonheur. Comme disait le poète et lexicographe Pierre-Claude-Victor Boiste, « Le bonheur et le papillon s’envolent au moment où l’on croit les saisir. »
- Le bonheur a un frère siamois : le malheur.
Bonheur et malheur sont en effet indissociables. Le bonheur n’a de valeur que parce qu’il est éphémère et qu’il fait place à des moments moins heureux, d’adversité ou de malheur. Bonheur et malheur sont les deux faces de la même pièce : la vie. L’entreprise, si elle veut du bonheur des salariés devrait en toute logique aussi générer des moments de malheur. Où sont les Chief Misfortune Officers ?
« Il n’est point de bonheur si légitime qui ne puisse devenir une occasion d’infortunes », disait le philosophe Simon de Bignicourt
- Le bonheur obligatoire génère le malheur potentiel.
Le bonheur à grand coup de concepts bidon génère un discours normatif. On a même lu que « RH voulait dire Rendre Heureux ». Alors « chers amis salariés, pour être heureux travaillez ! Le travail c’est la vie. Soyez engagés et en marche continue. Mettez-vous en zone d’inconfort professionnel, vous verrez c’est le kiff ! ». Comme pour l’entreprise libérée, il y a un effet délétère à ce caractère imposé du bonheur par le travail. Non, le bonheur n’est pas universel en entreprise. Il ne fait pas la vie. La glande, la paresse et tout le reste… ça peut aussi être le bonheur, non ?
« Copyright Comics » de Nina Paley
Bonheur et performance : un couple fantasmé
Certes, des études nombreuses existent sur le sujet des impacts sur la performance de la QVT et de l’épanouissement au travail. Selon l’étude de Wright* (2010), par exemple, 25 % des variations de performance entre employés seraient dus au bien-être. Bryson, Forth et Stokes* (2015) concluent quant à eux qu’il existe une relation significative entre la satisfaction au travail et la performance individuelle (*Rapport la Fabrique de l’industrie, Terra Nova et le réseau Anact-Aract). Mais il n’y a pas, à notre connaissance, d’étude qui démontre la causalité ou même la corrélation entre bonheur au travail des salariés et performance de l’entreprise. Au final pas très surprenant quand on reprend la liste des points ci-dessus.
Là où l’on est d’accord avec quelques approches du « bonheurisme », c’est que la performance d’une entreprise procède d’un management qui ne requiert pas seulement la raison ou la logique économique mais aussi l’émotion. La tête et le cœur, le tour de main et les tripes !
À l’heure où l’expérience collaborateur intéresse à juste titre de plus en plus les entreprises, force est de constater que certains limitent la démarche à une sorte d’optimisation des conditions tangibles de travail des collaborateurs, une « QVT light ». Grave erreur !
Pour prendre tout son sens et servir au mieux les intérêts de l’entreprise, l’expérience collaborateur implique de prendre en compte les perceptions des salariés, notamment au sujet des services RH délivrés.
Les professionnels RH doivent donc adopter au moins une partie de l’arsenal marketing jusqu’ici réservé à l’expérience client. La symétrie des attentions ne doit pas se restreindre aux seules intentions mais se décliner aussi sur les méthodes, les outils, les expertises utilisés dans le champ de l’excellence de service au client. À quand une DRH qui se dénommerait « Direction de l’excellence du service collaborateur ».
Faites des promesses que vous pouvez tenir
L’axe de travail sur le bien-être (et non le bonheur) des salariés en entreprise existe déjà. Il existe même depuis un moment : c’est la Qualité de Vie au Travail. Et c’est un sujet RH par excellence que la fonction doit investir dans son ensemble. Alors oui, « Chief QVT Officer », ça sonne moins bien que « Chief Happiness Officer », mais c’est pourtant le bon titre pour la finalité recherchée : faire en sorte que le collaborateur travaille dans de bonnes conditions (physiques, matérielles, organisationnelles) et se sente bien dans son poste/entreprise.
Copyright Thomas Chardin
Le bien-être en entreprise ne peut être effectif que dans un climat :
- De considération mutuelle et de relation saine ;
- De reconnaissance et de rétribution juste ;
- De responsabilité, d’autonomie et de confiance ;
- D’exigence professionnelle et d’exemplarité du management ;
- De direction partagée et de sens.
Ça fait beaucoup, c’est vrai. Cela ne se limite pas à une corbeille de fruits bio ou à la visite d’un masseur une fois par mois dans les locaux de l’entreprise.
Il y a donc bien un sujet « bien-être » au travail, qui prend en compte les aspects QVT mais aussi les ressentis du collaborateur qui contribuent à l’expérience qu’il vit en interne. Parler de « bien-être » au lieu de « bonheur » ce n’est pas jouer sur les mots, c’est être honnête avec le salarié en ne lui promettant pas l’impossible, de toute façon hors de portée de l’entreprise.
« Mettre le bonheur où il faut, c’est la source de tout bien.
La source de tout mal est de le mettre où il ne faut pas. » Bossuet.