« Les entreprises recrutent des chevaux de course et leur mettent 250 kilos sur le dos »
Bertrand Duperrin est Head of People and Delivery chez Emakina, agence de communication et de conseil digital. Pionnier de l’expérience employé dans le tertiaire, il en a développé une pratique résolument tournée vers l’opérationnel. Il réagit aux résultats du 4e Baromètre national de l’expérience collaborateur et nous fait part de sa propre vision du sujet.
Qu’est-ce qui vous a le plus surpris dans les résultats de ce baromètre national de l’expérience collaborateur ?
Il y a d’abord une bonne nouvelle : le nombre d’entreprises qui mettent en place une politique d’expérience collaborateur a continué à augmenter, même si le rythme ne s’est pas accéléré. Le sujet continue à exister, il n’est pas soumis à un effet de mode. C’est une très bonne chose.
Je suis un peu surpris par la baisse du nombre des répondants qui considèrent l’expérience collaborateur comme « stratégique », et l’augmentation de ceux qui la jugent « importante ». Il est possible que les professionnels ne mettent pas tous la même chose derrière ces mots. Sans doute le terme « stratégique » renvoie-t-il plutôt à la performance à long terme, tandis que le terme « important » évoque davantage l’efficacité opérationnelle immédiate, qu’on recherche plus volontiers dans l’urgence de la crise sanitaire.
Il y a surtout la question des objectifs de l’expérience collaborateur tels qu’ils ressortent des réponses. Le podium « engagement, performance globale, attractivité » est devenu « engagement, performance globale, qualité de vie au travail ». Ce qui m’étonne, c’est que, si l’engagement et la QVT relèvent bien de la DRH, qu’en est-il de la performance globale de l’organisation ? C’est une thématique qui leur échappe largement. Et elle est pourtant essentielle et centrale dans l’expérience collaborateur.
Que voulez-vous dire ?
Les éléments de l’expérience collaborateur évoqués dans le baromètre n’occupent pas tous autant de place dans la vie du salarié. L’intégration, c’est essentiel, mais ça n’arrive qu’une fois dans le parcours d’un collaborateur au sein de l’entreprise. De même, on ne passe pas toute sa vie en formation. Les aménagements périphériques au cadre de travail sont appréciables, mais on ne passe pas tout son temps dans la salle de sport. L’essentiel du temps du collaborateur, il le passe… à travailler, en situation de production.
Quand vous demandez à un collaborateur quelle est son expérience de vie au travail, il vous parlera d’abord de son manager, de ses tâches, de l’organisation. Il se plaindra par exemple que les décisions prennent trop de temps, qu’il n’est pas écouté, que son chef est nul, qu’il ne peut pas prendre d’initiatives, que tel outil est mal conçu, que la bureaucratie étouffe tout, qu’on lui met la pression d’un côté tout en lui mettant des bâtons dans les roues de l’autre… Une étude de la multinationale ABBYY montre qu’un tiers des salariés français voudraient changer d’emploi parce qu’une mauvaise gestion des processus nuit à leur vie au travail. Les entreprises ont tendance à vouloir recruter et former des chevaux de course, et le jour venu, elles leur mettent 250 kilos sur le dos.
Le quotidien de l’expérience collaborateur, c’est le travail. On peut toujours construire un sauna à côté de la salle de torture, ça permettra aux salariés de souffler un peu, mais ça n’améliorera pas leur expérience de travail ! Or, la réponse à ces problèmes d’organisation de la production ne se trouve pas chez les RH. Une bonne partie de l’expérience collaborateur dépend en fait de tout ce qui fait l’excellence opérationnelle : les gens, les process, la technologie (people, process, technology, dit-on chez les anglo-saxons). Concrètement, ce sont ces éléments qui structurent le quotidien : les collaborateurs travaillent avec des gens, suivent des process et utilisent des outils.
Mais alors, quelle est la solution ?
Il faut aller voir du côté des managers et de la direction de la production. Quels sont leurs process, leurs méthodes, comment les collaborateurs y sont-ils associés ? Les managers détruisent-ils les initiatives de la DRH ? Ou au contraire mettent-ils en place des process intelligents qui méritent d’être identifiés et reproduits ?
Chez Emakina, j’ai été directeur de l’expérience employé à partir de 2017. Comme j’étais Business Director jusque là je voyais bien ce qui « frottait » au quotidien chez les collaborateurs, générait une mauvaise expérience qui était synonyme de non performance. Au bout de trois ans, j’ai eu le sentiment d’avoir fait tout ce que je pouvais faire. Pour aller plus loin, il fallait pouvoir entrer dans le dur de l’organisation de la production. C’est alors qu’on m’a proposé de me donner, en plus de l’expérience employé, la direction des opérations. D’où mon titre actuel de « Head of people and delivery ». En tant que directeur des opérations, j’ai plus d’impact sur l’expérience collaborateur qu’avec ma seule casquette « people ». Mais cela suppose de mettre en route de vrais chantiers, qui prennent entre 6 mois et un an, et de faire de la modélisation de process. Il s’agit de revoir de A à Z la façon dont une entreprise délivre sa valeur à ses clients. J’ai fait travailler les équipes en mode agile, comme ils le faisaient pour les clients. Nous identifions ensemble des problèmes à régler dans les 15 jours, et nous les traitons. Les collaborateurs sont impliqués dans la dynamique d’amélioration continue de leur propre expérience.
L’expérience collaborateur ne fonctionne que si elle a un impact concret sur la vie des salariés. Elle doit avoir un effet sur les opérations. Quand on fluidifie les process de travail, les collaborateurs sont à la fois meilleurs et plus épanouis. Quand le salarié qui mettait une demi-journée à effectuer une tâche n’en met plus que 10 minutes, quand on lui enlève des étapes de validation inutiles qui prenaient des jours et arrivaient quand c’était trop tard, quand on lui fait confiance… Son expérience et sa satisfaction s’améliorent, en même temps que son efficacité.
L’excellence opérationnelle est donc bonne pour l’expérience collaborateur.
Oui, et pourtant, c’est souvent un gros mot pour les RH ! Quand on parle d’excellence opérationnelle, de lean management, voire de management agile, on pense vite « cost cutting ». Mais il ne s’agit pas de ça. Il s’agit de regarder ce qui se passe sur le terrain pour supprimer les déperditions d’énergie, simplifier, repérer tout ce qui grippe la mécanique organisationnelle et productive, réfléchir ensemble sur la manière d’améliorer les façons de travailler.
Ce sont des sujets difficiles à aborder avec une casquette RH. Il faut avoir la légitimité sur les deux fronts, RH et opérationnel, ce qui suppose des profils particuliers. Mais l’expérience collaborateur n’est spécifiquement ni l’un ni l’autre : elle relève des deux domaines à la fois. Il faut faire fonctionner les deux ensemble.
Ce sont des questionnements qui existent depuis plus longtemps dans l’industrie. On s’y interroge beaucoup plus sur la manière de produire et sur les conditions de l’efficience que dans le monde des cols blancs.
Selon le baromètre, les entreprises qui pratiquent l’expérience collaborateur (les EX Players) étaient mieux préparées à affronter la crise sanitaire et ont eu moins de mal à s’adapter. Qu’en est-il dans votre organisation ?
Nous avions mis en place le télétravail bien avant le confinement. Le généraliser au moment de la crise n’a posé aucun problème. Dès l’origine, quand nous l’avons déployé, nous ne l’avons pas pensé comme un sujet RH ni comme un privilège attribué à certaines catégories de collaborateurs. Tout le monde est éligible, à l’exception de la réceptionniste et de la femme de ménage, pour des raisons inhérentes à leur métier. Le télétravail est une façon d’organiser notre production, et non un avantage concédé aux salariés.
L’IT a été pensé en conséquence : tous les outils sont dans le cloud. Nous avons l’habitude, depuis longtemps, de faire des réunions avec des gens chez eux, d’autres dans un bureau, d’autres encore dans un autre bureau. Nous avons une culture du résultat : les collaborateurs sont jugés à ce qu’ils font, pas à leurs heures de présence. Nous n’avons pas mis en place d’outils de surveillance du travail à distance. Les outils, les process, les règles et la culture ont été conçus en cohérence. Dans le télétravail, nous avons pensé le « travail » avant de penser le « télé ». Ce qui nous a permis de passer au 100% télétravail du jour au lendemain sans la moindre difficulté.
En réalité, toute entreprise qui travaille bien à distance travaille bien en présentiel ; mais la réciproque n’est pas vraie. Le passage en travail à distance révèle les dysfonctionnements préexistants, qui sont souvent compensés ou masqués d’une manière ou d’une autre en présentiel. Bien sûr, beaucoup de métiers ne sont pas concernés, il ne faut pas l’oublier. Mais toute activité qui se fait derrière un écran est télétravaillable. On voit aujourd’hui des entreprises qui refusent le télétravail pour des raisons incompréhensibles. J’ai eu vent d’un community manager à qui on ne l’a pas accordé !
Nous avons également pu continuer à recruter et intégrer pendant le confinement. Nous avons un dispositif d’onboarding conçu sur un an, avec un mentor qui fait le point chaque semaine avec le nouveau collaborateur. Nous avons adapté le process, en ajoutant une obligation quotidienne de contact.
Les EX Players associent également davantage leurs salariés aux changements organisationnels consécutifs à la crise. Est-ce également votre cas ?
Nous avions déjà des dispositifs de remontée de terrain. Nous demandons à chaque collaborateur d’évaluer par une note de 1 à 5 le « mood hebdomadaire ». Chacun a la possibilité de signaler les dysfonctionnements qu’il identifie ou les bonnes idées à généraliser, via un formulaire. Les salariés s’en servent vraiment, parce qu’ils ont vu que cela fonctionnait. Le formulaire monte directement à la direction. Celle-ci priorise ensuite les chantiers et mobilise les managers. Quand ça marche, c’est grâce au collaborateur. Quand ça ne marche pas, c’est la responsabilité de la direction et des managers d’améliorer les choses pour leurs équipes. Ce sont les gens sur le terrain qui font qu’une entreprise réussit, les autres, managers, dirigeants, fonctions support, sont là pour régler les problèmes et mettre les collaborateurs de terrain dans les meilleures conditions.
Dans mes fonctions, je ne crée aucune valeur : mon rôle consiste à faire en sorte que rien n’empêche les collaborateurs de produire et de donner leur plein potentiel. Pendant le confinement, ce process de remontées du terrain a continué à fonctionner au même rythme, sans accélération ni ralentissement.
Autre enseignement du baromètre : les entreprises qui pratiquent l’expérience collaborateur depuis longtemps en récoltent davantage les bénéfices que celles qui viennent de franchir le pas. Quand et comment avez-vous mis en place cette démarche ?
Dès 2014 Emakina a été la première agence digitale à adopter comme baseline « Si vous n’êtes pas une expérience vous ne serez plus une marque ». Tout est parti de l’expérience client. Et on a vite compris qu’il n’y a pas d’expérience client sans expérience collaborateur. Il faut donner aux collaborateurs les moyens de créer l’expérience client. Nous avons alors créé la direction de l’expérience employé pour s’appliquer à nous-mêmes ce qu’on disait à nos clients.
Ensuite est venue, comme je l’ai dit, la fusion de la direction des opérations et de la direction de l’expérience employé. A chaque étape, j’ai disposé du plein soutien de la direction, ce qui est essentiel. Le lien avec l’opérationnel est fondamental également : c’est ce qui permet de « vendre » l’expérience collaborateur aux financiers, d’en rendre la valeur ajoutée palpable. Dès le départ, la fonction « expérience employé » a été représentée au Comex. Pour nous, l’expérience people est une fonction business, pas une simple fonction support.