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Rejoignez une équipe dynamique… dans une organisation bureaucratique

le 21 juin 2023
organisation

Quel recruteur oserait titrer ainsi un appel à candidature ? Evidemment aucun. Et pourtant, combien de grandes organisations, privées ou publiques, industrielles ou de services, sont encore assises sur l’héritage d’une standardisation qui, au début du XXe siècle, a marqué le triomphe de l’ingénierie de production dans les économies industrialisées ?

La France est souvent considérée comme un pays où les organisations ont du mal à se réinventer et à sortir d’un modèle d’organisation tayloriste. 

De quoi parle-t-on ?

Le taylorisme peut se résumer à quelques grands principes, qui visent à optimiser le travail des collaborateurs au sein des organisations :

La division horizontale et verticale du travail : chaque collaborateur effectue des tâches spécifiques et répétitives pour lesquelles il est formé, ce qui permet d’augmenter sa productivité. Le travail est supervisé de manière étroite, le plus souvent dans une forte culture de présentéisme et de management par les horaires. Les décisions sont prises par les supérieurs hiérarchiques et les salariés doivent suivre les instructions. C’est l’essence même du lien de subordination juridique, critère déterminant du salariat.

La standardisation des méthodes de travail : des processus et procédures sont définis par un pouvoir central pour chaque activité, voire chaque tâche, afin d’assurer la qualité de réalisation, l’efficacité globale et la répétabilité.

La prépondérance des objectifs de productivité : la productivité individuelle est rigoureusement mesurée, constitue le cœur du socle de performance des salariés, et la productivité globale est l’objectif principal de l’organisation.

Dans une économie qui s’est largement tertiarisée ces dernières décennies, on parle davantage de bureaucratie, qui revêt sensiblement les mêmes caractéristiques : stratification, spécialisation, formalisation, normalisation et contrôle de conformité.

Après tout, pourquoi faudrait-il débureaucratiser ?

A son époque, le taylorisme a assurément développé une efficacité industrielle considérable, du fait de gains de productivité, mais aussi une complexification bureaucratique coûteuse et une infantilisation des collaborateurs qui semble de plus en plus mal supportée.

A mesure qu’une entreprise croît, de nouvelles couches de management sont ajoutées, les catégories d’emplois et de niveaux statutaires se multiplient, les règles prolifèrent, et les coûts de mise en conformité augmentent. L’incitation à la bureaucratisation est également croissante dans les services publics, qui doivent bâtir un lourd système de reporting et de sécurisation de conformité auprès de l’Etat et différents corps de contrôle.

Beaucoup plus préoccupant, nous ressentons de façon croissante, et particulièrement post-crise sanitaire, un désalignement entre le modèle d’organisation, issu du taylorisme, et les attentes évolutives des salariés, de plus en plus fortement exprimées : le besoin de liberté organisationnelle, le souci de comprendre le sens des orientations prises, voire d’y participer plus activement, la recherche d’impact de sa contribution personnelle, la possibilité de prendre des initiatives et d’innover, voire dans l’idéal : la quête d’être passionné !

Or la bureaucratie crée des circuits de validation longs et complexes, limite les possibilités de contributions individuelles, d’autant plus lorsqu’elles sont issues d’initiatives et comportent une prise de risques, dévalorise l’originalité et n’accepte que la conformité aux processus existants, ou une discussion de ces derniers selon les principes de gouvernance. 

Le « quiet quitting » et la « grande rotation » ne trouvent-ils leurs causes que dans la fluidification du marché du travail et la poursuite d’augmentations de salaires plus difficiles à obtenir en interne ? Je n’en suis pas convaincu.

Et la bureaucratie est-elle le corollaire inévitable de la complexité ? Le penser serait céder à la facilité.

Il faut naturellement une croyance et une action collectives pour remettre en question un système aussi puissamment installé depuis si longtemps.

La transformation digitale en cours n’est-elle pas apporteuse de solutions ?

A l’aune de la révolution digitale engagée, nous pourrions légitimement aspirer à une évolution des métiers vers davantage de valeur ajoutée, l’automatisation et la digitalisation permettant la prise en charge par la machine des tâches chronophages et répétitives.

Cette perspective enviable est peut-être atteignable à terme, mais comme ce n’est pas demain que la machine remplacera intégralement l’homme sur des tâches à faible valeur ajoutée, la période transitoire parait longue. L’automatisation progressive accroit la division du travail et une forme de néo taylorisme émerge. C’est le cas emblématique de la supply chain, assistée par l’IA, en attendant que le rayonnage d’entrepôts soit entièrement automatisé.

Lors d’une récente intervention devant un important collectif de salariés, j’étais interpellé sur le risque de disparition d’un métier avec le développement de ChatGPT.

Il est certain que les intelligences artificielles (IA) génératives vont créer un bouleversement sur les emplois et plus largement sur le monde du travail. Mais elles ne doivent pas aboutir à réduire la place des compétences humaines ou à une forme de paresse intellectuelle, mais plutôt à inventer une véritable interaction entre l’homme et la machine. La traduction de la valeur ajoutée professionnelle de ChatGPT et ses futurs cousins ou descendants ne devra pas se traduire par un simple gain de productivité, à l’instar de l’objectif principal du taylorisme.

Comment réagissent les dirigeants, et les DRH en particulier ?

L’hyper-concurrence actuelle sur un marché du travail plus fluide conduit les employeurs, quels qu’ils soient, à prioriser l’enjeu de l’attractivité et de la fidélisation des talents.

En matière de qualité de vie et de conditions de travail, en tirant les enseignements de la crise sanitaire, il faut être lucide, nous avons paré au plus pressé : en libérant les modes d’organisation du travail (flexibilité horaire et forfait-jours, explosion du télétravail, semaine de 4 jours voire congés autonomes), nous avons considérablement progressé sur le volet de la conciliation entre vie professionnelle et vie personnelle. Cette action RH est assurément un levier pour développer le management par la confiance, compte tenu du développement d’échanges asynchrones et d’un management davantage orienté « objectifs ». A condition bien sûr que le télétravail ne s’accompagne pas de la mise en place de logiciels traceurs d’activité, d’exigence du témoin « vert » de Zoom ou Teams pour témoigner de sa connexion.

Mais nous n’avons pas attaqué la montagne de la révolution du travail par la face Nord et les DRH et dirigeants sont aujourd’hui confrontés à deux lignes de crête :

La première, c’est l’individualisation des organisations du travail contre l’individualisme, la prise en compte des singularités et le maintien du capital social.

La seconde, c’est l’autonomie de plus en plus forte conférée au salarié dans l’organisation de ses temps et lieux de travail pouvant entrer en conflit avec le manque de latitude du salarié dans l’accomplissement de son travail (activité normée, supervision, reporting, faible place laissée à la prise d’initiatives).

Mais alors, y a-t-il des pistes pour conduire une transformation de fond dans les entreprises ?

Soyons lucides et réalistes, la bureaucratie ne disparaitra pas du jour au lendemain avec une recette miracle. Certaines organisations sont plus matures que d’autres, dès lors que la conviction d’un besoin de changement profond est partagée à tous les étages. n’existe aucune méthode universelle. Tout ce qui peut nous guider, c’est notre vision sur les femmes et les hommes et sur les organisations. Si en revanche nous considérons les salariés comme des moyens de production, nous justifierons la bureaucratie et nous nous contenterons de changements mineurs.

Parfois, il arrive que les salariés eux-mêmes militent pour limiter leur champ d’action et leur polyvalence. Une rémunération à la tâche convient bien à certains, surtout si les tâches sont simples, sans formation longue, malgré la menace grandissante de l’automatisation. Certaines organisations syndicales sont encore très attentives à la description standardisée des fiches de postes, jusqu’à la maille de la tâche, une tâche correspondant précisément pour elles à une rémunération, et encourageant la division horizontale du travail.

Il serait donc vain de mener une transformation si profonde sans l’appui des lignes managériales et de partenaires sociaux éclairés.

Cela ne signifie pas la suppression de toute norme ! L’attachement managérial aux processus est légitime : les processus tels que la planification, la budgétisation et l’évaluation de la performance collective sont essentiels pour déterminer quelles idées prévalent, quels projets peuvent bénéficier d’un financement…

En revanche, il est de notre devoir et de notre responsabilité de bouger les lignes, par des expérimentations simultanées, poursuivant le même objet, et conceptuellement simples. Quelques exemples d’actions que j’ai, parfois trop modestement, pu tester ou engager : 

  • Simplifier tout ce qui peut l’être pour permettre aux collaborateurs de ne plus être corsetés par des procédures qui vous disent ce qu’il faut faire, comment il faut le faire et pourquoi il faut le faire ; 
  • Encourager des expériences intrapreneuriales multiples, en reconnaissant que des salariés volontaires, sans être précisément les experts du sujet, sont susceptibles d’apporter de la valeur, en conjuguant leurs savoir-faire et avec le bénéfice de la subsidiarité ;
  • Libérer le management, avec une délégation large et explicite, en limitant le nombre de strates managériales qui diluent les responsabilités ;
  • Trouver un point d’équilibre entre manager et collaborateur pour des évaluations permettant aussi au collaborateur d’évaluer sa charge de travail, l’ambiance du collectif, les pratiques de son manager…
  • Intégrer plus globalement le ressenti des collaborateurs dans les pratiques managériales, par une utilisation fluide de la data (ex : baromètre social digital) ;
  • Briser l’exclusivité du travail dans l’urgence en consacrant un temps régulier et significatif de dialogue sur le travail, impliquant toutes les parties prenantes, et préparant des décisions concrètes de priorisation, d’évolution de l’organisation du travail, d’aménagement ou de simplification de processus.

Je ne suis pas de ceux qui invoquent une crise soudaine du travail. Ce que nous observons constitue plutôt une accentuation des tendances antérieures qu’une rupture radicale et fondamentale. En revanche, compte tenu de la croissance exponentielle de l’absentéisme, nous ne devons pas mettre encore 10 ans à engager les transformations nécessaires de nos modèles d’organisation, même si la transformation peut être silencieuse.



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