Sois heureux… et performe au travail !

Placer l’autonomie et le bien-être au travail au cœur de son projet d’entreprise… est-ce vraiment payant ? Le lien entre management et performance des entreprises agite tant les grands groupes que les petites entreprises. Quelles sont les conditions d’un fort engagement des collaborateurs ? Au forum RH, le 18 novembre 2015 à Nantes, professionnels des ressources humaines et dirigeants ont partagé leurs pratiques et échangé, parfois avec fougue, leurs points de vue sur cette équation aux multiples inconnues. Mais que ceux qui sont à la recherche de LA formule magique passent leur chemin, elle n’existe pas. À chaque entreprise sa recette maison pour conjuguer satisfaction et réussite, d’un côté comme de l’autre du contrat de travail.
« Les RH n’ont plus d’avenir… Que vont devenir les gardiens du droit du travail si celui-ci justement disparaît ? Comment développer les compétences sans budget alloué ? Comment réussir à faire rêver des candidats plus de 6 mois, alors qu’ils ne rêvent que de Shanghaï et d’international ? » attaque un performeur de la Belle boîte, agence de théâtre d’improvisation pour le milieu professionnel. En forme de brise-glace, avec humour et répartie, ils se renvoient la balle. « Il faut leur donner non seulement un bon salaire, mais du sens, les aider à révéler leurs talents à eux-mêmes, prévoir un back-up en bétonnant un CDI ». « Oui, mais ils veulent autre chose qu’un salaire, ils sont en quête d’happy managers, d’un boss avec lesquels ils veulent, le soir, se bourrer la gueule ».
Les performeurs de la Belle Boîte brossent en quelques répliques bien senties le paysage RH et bouclent leur numéro en chanson invectivant les professionnels à ne pas se poser de limites.
Sommaire
La rentabilité d’une entreprise n’est pas une fin en soi
Devant une assemblée électrisée par cette entrée en matière pas banale, c’est Pierre Cacoub, auteur, entrepreneur et conseil en management qui reprend le flambeau. Fort de son expérience de créateur d’entreprise, alors qu’il n’a « jamais eu envie d’être le patron », il casse les codes à sa façon en affirmant que « la valeur économique est la conséquence d’un certain nombre de réglages et non un objectif en soi ». Parce que le partage des fonctions est inhérent à toute forme d’entreprise, il enjoint à la suppression des hiérarchies… fonctionnelles, mais rappelle l’importance des hiérarchies de compétences.
Pierre Cacoub s’appuie sur les travaux de Kuniyasu Sakai et Hiroshi Sekiyama (*), pour inviter à réduire les niveaux hiérarchiques dans l’entreprise et donner ainsi plus de liberté et d’initiative aux managers.
Il invite à se pencher, plus que sur l’entreprise libérée, sur le temps libéré. « Le collaborateur, à l’image du consultant, ne vend pas son temps de travail, denrée qui ne se stocke pas, mais s’engage à tout mettre en œuvre pour produire un résultat. Le management doit s’éloigner de la comptabilité des périodes de travail. Une entreprise pour réussir doit créer les conditions pour que le temps consacré par chacun à l’entreprise apporte une réelle valeur ajoutée au travail et permettre l’équilibre économique du système ». Et pour ponctuer son propos, il rappelle que la connaissance est la seule chose que l’on peut donner et partager sans rien perdre.
Le bien-être au travail, facteur de performance : oui ou non ?
Après un premier round d’ateliers consacrés à la gamification appliquée aux RH, l’agilité et l’engagement, la place des syndicats dans l’entreprise libérée ou l’expérience collaborateur comme vecteur principal de la marque employeur, la première plénière « Autonomie, bien-être et performance économique sont-ils liés » s’ouvre, avec au micro :
- Bertrand Bailly, PDG de Davidson Consulting , première entreprise au palmarès Great place to work en 2015 dans la catégorie France : plus de 500 salariés.
- Patrick Dumoulin, directeur général de Great place to work® Institut France dont la première antenne en région va ouvrir début 2016 à Nantes.
- Nicolas Odet, directeur général d’Hardis Group, candidat au palmarès Great place to work pour l’année 2016.
Les trois hommes ont le point commun d’être passés par de grandes sociétés aux fonctionnements du type : « pour une heure de travail, il fallait produire 8 h de reporting » ou encore avec « 9 niveaux de hiérarchie entre le responsable d’une filiale et le directeur général ».
« L’organisation purement pyramidale est avant tout un égo-sysème » pour Bertrand Bailly (Davidson Consulting). La tonalité est donnée d’emblée. Les uns comme les autres se positionnent comme les ambassadeurs de modèles qui se posent en réaction de ce fonctionnement. Mais comment faire la démonstration de cette bonne volonté ? Offrir autonomie et bien-être au travail permet-il à une entreprise de s’imposer face à ses concurrents ?
« En France, il y a un grand nombre d’entreprises dans lesquelles il fait bon vivre… nous sommes là pour le dire et cela fait du bien », annonce d’entrée Patrick Dumoulin (Great place to work). « Nous sommes le témoin privilégié de la qualité de vie et du bien-être au travail. Nous sommes aussi une entreprise et souhaitons faire grandir la marque “Great place to work” pour susciter des vocations et démontrer que performances économique et sociale sont liées ». Il rappelle que la démarche n’est pas gratuite — le ticket d’entrée est à 4900 euros – et relève d’« un acte managérial fort ». L’équipe dirigeante qui s’y engage est en effet volontaire pour « confronter ses perceptions du bien-être au travail avec une analyse effectuée par un tiers ». Cette dernière se base sur l’expression de l’intégralité, ou d’un échantillon, des collaborateurs de l’entreprise.
Challenger de l’extérieur ce qui se passe à l’intérieur
Faire savoir qu’il fait bon vivre dans son entreprise, c’est la motivation de Nicolas Odet (Hardis Group) qui voit sa candidature au palmarès Great place to work comme la possibilité de réaliser un diagnostic du bien-être au travail. « Nous sommes une société de services. La qualité de la relation humaine est notre identité auprès des clients. Celle-ci doit respirer la confiance et l’engagement des collaborateurs pour atteindre une performance qui a chez nous trois dimensions : économique, sociale et humaine ». Le choix d’être noté par ses propres salariés vise en premier lieu à « attirer de nouveaux talents. Nous voulons donner de la visibilité à l’extérieur de ce qui se passe à l’intérieur. On espère être bien placés dans le palmarès, pour nous comparer notamment aux autres acteurs de l’IT. »
Pour Nicolas Odet (Hardis Group), « les bénéfices à la démarche Great place to work ont déjà porté leurs fruits, car elle offre un vocabulaire et un cadre de référence commun ».
Elle a permis également d’affirmer « une approche du management basée sur la compétence et la nécessité pour les développer de les décrire. L’évolution ne passe pas nécessairement par la case management, mais le rôle des experts est valorisé. Nous avons également mené un travail de pédagogie pour la bonne compréhension des rémunérations ». Autre spécificité que Nicolas Odet présente comme l’ADN de l’entreprise, « nous prenons le temps de célébrer ensemble la croissance en mettant en lumière la cohérence du cadre qui permet à chacun d’être autonome. Nous sommes une structure jeune, mais avec une réelle organisation managériale. Nous faisons le choix d’expérimenter, en injectant une dose d’entreprise libérée d’une part, le challence Great place to work et une ouverture à l’international d’autre part. Nous savons qu’il y a un risque de déstabilisation possible, mais nous sommes persuadés au final que nous allons gagner en performance. Nous avons ouvert le capital aux salariés en 2009. C’est un fort levier d’engagement. Depuis 2013, les chiffres ne nous font pas regretter ce choix. Au contraire puisque la croissance en terme comptable dépasse les 75 % par an ».
Le bien-être au travail : un investissement coûteux
La relation mathématique entre le bien-être et la performance économique, Bertrand Bailly se dit d’emblée « dubitatif ». Malgré sa place de premier de la classe dans le palmarès Great place to work depuis deux ans, il indique « nous ne sommes pas en surperformance par rapport à nos concurrents. Le modèle agressif qui consiste à assumer un fort turn-over en laissant filer les salaires vers le bas est un modèle, dans un secteur en crise comme celui des SSII. »
« Tous les dispositifs créés pour encourager et structurer le bien-être au travail, comme le fait d’investir dans des locaux confortables ou de proposer un parcours de formations sous la forme d’un campus, ont un coût réel non négligeable » souligne Bertrand Bailly (Davidson Consulting).
Miser malgré tout sur cette approche, en candidatant au palmarès Great Place to work, était motivé par trois raisons phares. La première est de « se donner les moyens de notre croissance rapide. Avec une marque employeur forte, nous sommes en capacité d’attirer les talents dont on a besoin quand on en a besoin. Le nombre de candidatures qui nous arrivent en mode entrant en est la preuve ». La deuxième raison est le souhait « de pouvoir se regarder le matin dans la glace, de travailler avec des gens sympas qui donnent envie de bosser avec eux ». La troisième est « de se donner du temps de cerveau disponible et la possibilité de vivre à côté de son travail. Soit cesser de passer mon temps à gérer, ce que l’on appelle, des escalades, y compris soir et week-end ».
Il explique la mécanique mathématique sur laquelle repose l’équation qui mène à se réserver de réelles plages de respiration pour penser au développement de son entreprise. Le pouls du bien-être au travail est pris minutieusement tous les mois. En moyenne, 90 % expriment être satisfaits au travail. Sur un effectif de 1500 personnes, cela signifie que 150 ont avis différent. La moitié de ces 150 personnes, lorsqu’elles sont contactées, indiquent qu’elles souhaitaient juste vérifier que leur manager suivait de près ce baromètre. Parmi les 75 personnes restantes, la moitié expliquent que leur insatisfaction est ponctuelle, liée à une surcharge ou une tension passagère, qui est ainsi identifiée et appréhendée. Au final, sur 1500 collaborateurs sondés, une petite quarantaine nécessite une action managériale attentive, proactive et ciblée. « Passé ce temps consacré aux situations de crise ou aux adaptations nécessaires, cela laisse un réel temps pour couper son téléphone et réfléchir à ce que j’ai envie de faire de mon entreprise. Et ça c’est un véritable luxe que je n’avais pas avant ».
De la camionnette au parcours de VAE : à chacun sa recette du bien-être au travail
Faut-il pour autant suivre les exemples médiatiques des opérations menées par Google ou Facebook ou même se précipiter en masse sur le « Davidson Code », recueil des bonnes pratiques de l’entreprise de Bertrand Bailly, cité ci-dessus et téléchargé plus de 600 000 fois ? « Comme source d’inspiration, certainement, encourage Patrick Dumoulin (Great place to work), mais pour faire du copier-coller, justement pas.
« Il n’y a pas de règles immuables qui garantissent, toutes choses étant égales par ailleurs, les conditions du bien-être au travail » pour Patrick Dumoulin (Great place to work).
Il éclaire son propos d’un exemple. La fromagerie Hutin, à Dieu-sur-Meuse, a candidaté pour le palmarès Great place to work. Au début de la démarche, 50 % des collaborateurs se disaient satisfaits. « L’équipe dirigeante s’est alors attelée à écouter ses salariés attentivement et à agir en conséquent. Il s’est avéré que beaucoup de collaborateurs, installés en zone rurale, exprimaient le besoin de disposer d’un mode de transport pour pouvoir sur leur temps libre déplacer des objets encombrants ou des outils de chantier. Une camionnette a été mise à disposition des salariés, gratuitement, sur simple réservation. Comme quoi ce n’est pas le coût de l’investissement engagé qui produit le maximum d’effets ».
Autre exemple, issu cette fois d’une grande entreprise. Le fort score de McDonald’s dans le palmarès Great place to work « est largement dû à la possibilité offerte aux collaborateurs, qui ont des profils variés et souvent peu qualifiés lorsqu’ils entrent dans l’entreprise, de s’engager dans des parcours de validation des acquis de l’expérience (VAE). Cette politique volontariste permet aux collaborateurs volontaires de se sentir reconnus dans leur travail ».
Oser recruter en CDI et investir dans le développement des compétences
C’est en reprenant l’esprit du propos de Pierre Cacoub, que Bertrand Bailly (Davidson Consulting) reprend la parole. « J’ai la chance d’avoir rencontré des patrons, de gauche, qui voient l’entreprise comme un moyen de travail en commun et non d’enrichissement personnel. Raison pour laquelle nous avons fixé un seuil maximal aux gains financiers des dirigeants. Nous affichons clairement notre volonté de restituer la valeur produite par les salariés à ces derniers. Notre bénéfice est moins élevé que celui des grands groupes du CAC 40, mais lors d’une learning expedition chez l’un d’entre eux, nous nous sommes pourtant sentis plus riches. Des résultats financiers élevés ne se traduisent pas par des marges de manœuvre laissées aux opérationnels, car une rentabilité toujours plus haute est exigée l’année suivante. Le maître mot des managers est la réduction des coûts pour passer sous les fourches caudines et même l’achat d’un canapé ou d’un simple outil de consultation des collaborateurs s’avère alors trop cher ».
Une façon de penser dont se rapproche Nicolas Odet (Hardis Group), « le fait de construire un projet fait plus de sens que de vouloir toujours plus. Nous privilégions le toujours mieux et nous interrogeons sur pourquoi on aime travailler dans notre entreprise. »
C’est pour sa part un changement du contrat social que Patrick Dumoulin constate à la lumière de deux changements, l’entrée massive des jeunes dans l’emploi par l’intermédiaire d’un contrat à durée déterminée (CDD) associée à l’obligation pour les entreprises de maintenir l’employabilité de ses collaborateurs. Il encourage à prendre le contre-pied, en investissant d’une part dans l’accueil des nouveaux talents, en leur proposant justement un CDI, ainsi que dans la formation continue des collaborateurs pour conserver les jeunes recrues tout comme les collaborateurs expérimentés si précieux pour l’entreprise.
Vu du Québec : l’entreprise explosée avec « rien que des geeks »
Force est de constater, en filigrane, que la performance d’une entreprise se manifeste par bien autre chose qu’un simple calcul de rentabilité. Un point de vue disruptif, que George Saad, cofondateur de Spektrum Média au Québec, incarne pleinement.
« Notre startup est conçue comme un espace de coworking ouvert à d’autres professionnels. Les horaires de travail sont flexibles. Il n’y a pas d’emails après 19 h le soir ni avant 8 h 30 le matin. L’entreprise finance les assurances sociales, les trottinettes, un baby-foot et une bouffe par semaine entre collègues ». Le budget de ce repas est géré par l’équipe : une semaine des pizzas, celle d’après le meilleur resto de la ville. Il n’y a pas de négociation de salaire à l’entrée. « Tu dis combien tu veux, ça passe ou ça casse. Côté clients, on ne prend que ceux qui nous plaisent. Sinon, on recommande une autre agence.»
« Chez nous, pas de hiérarchie, pas d’entreprise libérée… mais explosée. Rien que des geeks » attaque George Saad (Spektrum Media).
« Et pour le management de projet, c’est le développeur qui travaille en direct avec le client, sans aucun filtre. Le développeur n’a pas d’autre choix que de s’asseoir à table avec le client, d’être empathique et sensible à sa cause. Par contre des bornes à ne pas dépasser, côté client, sont posées ». On a mis un troisième client à la porte, parce qu’il a manqué de respect au développeur. « Après un premier avertissement, il a continué à mettre la pression. On a cassé le contrat. Si la culture de notre entreprise n’entre pas dans celle de nos clients, on n’y va pas ou l’on se retire. »
Autre point d’orgue, viser l’excellence. « Tout le monde donne son avis sur tout et partage son travail. Un outil permet de tracer toutes les actions menées ou projetées, et de scroller en arrière pour voir où l’on en est ». La collaboration est totale, mais il n’y a aucun compromis de fait sur la qualité du travail fourni. « Les critères de succès d’un projet sont déterminés et l’on s’y tient. Nous encourageons aussi fortement l’entreprenariat des collaborateurs de l’agence en portant la partie juridique de la structure en phase de création. Cela permet à des personnes qui n’ont pas la fibre de la prise de risque de se lancer en toute sécurité. Permettre à chacun de développer son projet permet de continuer ensuite à travailler avec ces talents, qui tarcent leur propre route. On dit souvent “si le travail ne te plaît plus, tu t’en vas”. Mais en 7 ans d’existence, personne n’est parti ». CQFD.
La matinée de partage d’expériences s’est poursuivie l’après-midi par une table-ronde sur le thème “Entreprise libérée : idéale, idéaliste ou idéalisée ?”avec François Geuse, innovateur RH, Vincent Berthelot, spécialiste RH 2.0, Valentine Tuloup, DRH de IMA Technologie et Ludovic Simon. Un débat à couteaux tirés qui montre bien que le sujet est à la fois sensible et brûlant.
Le forum RH est un événement organisé en 2015 par le CCO de Nantes et la société Doyoubuzz.
(*) Lire l’article détaillé de Pierre Cacoub sur le modèle de croissance baptisé Bunsha, élaboré par Kuniyasu Sakai et Hiroshi Sekiyama en 1947 , et toujours d’actualité : « L’hypertrophie des entreprises provoque l’atrophie des hommes » (août 2012)
Crédits photos : William Jezequel & Shutterstock – Ivelin Radkov
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