« Les lieux de travail sont à la croisée de nombreux défis »


Head of Workplace Strategy Change Management chez CBRE
Le travail se réinvente, et le bureau devient l’épicentre de cette métamorphose, estime Lynda Pariot de CBRE, le leader du conseil en immobilier professionnel. La transformation des lieux est un levier pour catalyser les nouveaux modes de travail.
Sommaire
Quels sont pour vous les principaux axes de transformation du travail dans les années à venir ?
Le monde du travail va être dominé par 4 grands enjeux. Le 1er est technologique, avec des impacts forts sur les métiers, dont certains vont évoluer et d’autres seront amenés à disparaître pour être remplacés par d’autres. L’entreprise fera face à d’importants défis de recrutement et de formation. Elle va devoir redoubler d’efforts pour attirer les experts et travailler sur le développement des compétences dans un processus continu.
Le 2e enjeu, ce sont les attentes des collaborateurs, toutes générations confondues, et qui vont au-delà de la rémunération. Les salariés expriment un besoin de sens, d’équilibre entre vie professionnelle et vie personnelle, de flexibilité dans le temps et l’espace, de lieux de travail expérientiels et enfin d’un management en proximité, transparent et aidant dans un monde BANI1.
Le 3e enjeu, lié au précédent, porte sur la forte tension sur le recrutement et la rétention des collaborateurs. On constate d’ailleurs ces dernières années une augmentation significative du nombre de freelances, un statut qui répond en partie aux attentes de flexibilité. Les entreprises s’adaptent de plus en plus à cette nouvelle façon de collaborer et auront à travailler plus encore en écosystème étendu.
Le dernier enjeu est démographique avec le vieillissement de la population, qui se traduira par une pression croissante sur le marché de l’emploi.
Quelles sont les attentes des jeunes en matière de travail ?
Je doute que les attentes des nouvelles générations soient très différentes de celles des précédentes à âge égal. La pandémie a accéléré les changements, bouleversé les normes, et inquiété beaucoup de gens pour leurs proches, les poussant parfois à se demander si vivre pour travailler en valait la peine. Les ruptures technologiques et les crises s’enchaînent de plus en plus rapidement. Et il y a un climat général de défiance envers les entreprises, mais aussi envers toutes les formes d’autorité et d’organisation. Les collaborateurs ont besoin d’un nouveau récit qui les réconcilie avec le monde du travail et de l’entreprise et qui les engage dans une dynamique de confiance, de collaboration et d’enthousiasme.
Comment se dessine le futur du lieu de travail ?
Nous avons été aux premières loges pour assister au grand mouvement de balancier postérieur à la crise sanitaire, quand certaines entreprises ont demandé un retour massif au bureau, d’autres ont mis en place le travail hybride ou tout à distance. Aujourd’hui, le télétravail hybride est la norme et on ne reviendra plus en arrière. Selon l’Apec (2024), près de la moitié des cadres démissionneraient s’ils n’avaient pas accès au télétravail.
Les collaborateurs reviennent 3 jours par semaine au bureau et leurs attentes sont multiples : centralité, accessibilité et services performants. Les entreprises redoublent d’attentions pour attirer, fidéliser les collaborateurs. C’est pour répondre à ces besoins qu’en tant que conseil, nous imaginons et créons des lieux et des services inclusifs prenant en compte les besoins fonctionnels, technologiques, ergonomiques et empreints des codes de l’hôtellerie. Les bureaux de demain seront des lieux inspirants pour collaborer et se développer. Ils seront technologiques et facilitants, et ils seront serviciels, pour accueillir le collaborateur comme on recevrait un client. Ils s’ouvriront de plus en plus vers l’extérieur, reflèteront l’image de la marque, l’engagement dans l’expérience employé, et son empreinte dans son territoire et vis-à-vis de son écosystème.
Comment les entreprises utilisent-elles le lieu de travail comme outil RH d’attractivité, de bien-être et de performance ?
Le lieu de travail s’inscrit à la croisée de nombreux défis. Un environnement de travail performant est un levier d’attractivité et d’efficacité. Nous constatons depuis quelques années une mobilisation forte des directions générales dans la transformation des lieux et des modes de travail. Les services RH sont parties prenantes aux projets de déménagement ou de réaménagement de sites existants. Ils impulsent une dynamique d’accompagnement humain, et embarquent les collaborateurs pour coconstruire des lieux désirables.
L’IA va-t-elle rebattre les cartes de l’organisation du travail ?
L’IA et la réalité augmentée sont déjà intégrées dans toutes les réflexions stratégiques, car elles impactent l’ensemble des métiers, des secteurs et aussi les modèles d’affaires des entreprises. Le train est déjà en marche, de nombreuses tâches sont et vont être automatisées, et les collaborateurs se consacreront à des actions stratégiques, créatives et innovantes. 90 % des tâches pourraient comporter une composante d’IA d’ici 2030 selon le McKinsey Global Institute.
L’intelligence artificielle contribuera à des prises de décisions plus judicieuses en matière de management des talents, de personnalisation des politiques de mobilité, de formation, de répartition des tâches. Jusqu’à ce que l’IA se substitue aux aspects d’un travail que nous aimons le moins pour nous en dispenser !… Mais il y a également des risques et des défis avec des enjeux d’investissement et de formation pour les entreprises, ainsi que des enjeux d’éthique sociétale.
Y a-t-il un impact perceptible de la lutte contre le changement climatique sur l’organisation du travail ?
Les manifestations du changement climatique présentent de forts enjeux organisationnels et stratégiques pour les entreprises. Comment continuer à fonctionner en réduisant sa dépense énergétique et ses émissions carbone ? Comment anticiper des solutions de repli compte tenu de phénomènes susceptibles d’empêcher les populations de travailler ? Comment faire face aux difficultés d’approvisionnement en matières premières ou en énergie, à leur enchérissement ? Autrement dit, comment prendre en charge et anticiper la transformation et l’organisation du travail ? De mon point de vue, la transition écologique offre une opportunité historique de changer notre organisation du travail, de réinventer le rapport et les relations au travail. La transformation est en marche et faire l’autruche n’est plus tenable. Il n’y a sans doute pas qu’une seule manière de faire, mais certains choix s’imposent :
– L’immobilier joue un rôle crucial dans la lutte contre le changement climatique. Les entreprises peuvent investir dans des technologies et des infrastructures qui améliorent l’efficacité énergétique des bâtiments, réduisent les émissions de gaz à effet de serre et augmentent la résilience face aux phénomènes climatiques extrêmes.
– Le télétravail peut réduire les émissions de carbone liées aux déplacements domicile-travail. En offrant des options de travail flexibles, les entreprises peuvent également améliorer la qualité de vie des employés et réduire leur empreinte carbone.
– Il est également essentiel de sensibiliser les employés aux enjeux climatiques et de les former aux pratiques durables.
Ces mesures, combinées à une planification stratégique et à une adaptation continue, peuvent aider les entreprises à atténuer les impacts du changement climatique sur leur organisation et contribuer à un avenir plus durable.
Finalement, le travail a-t-il un avenir ?
Le travail a beaucoup muté ces dernières années, et il va continuer à le faire. Nous allons bien sûr continuer à travailler ! Peut-être davantage, peut-être moins mais différemment, il est difficile de le prévoir. Des expérimentations ont eu lieu sur la semaine de 4 jours… mais nous observons aussi des incitations financières pour travailler 6 jours par semaine dans d’autres pays (Corée du Sud, Grèce) ! Pour le moment, cela reste des initiatives isolées, mais qui aurait dit il y a quelques années que le télétravail se développerait autant ? La dimension collective devra être prise en compte également, avec plus d’enjeux d’inclusion, de care et de symétrie des attentions. Le rôle du travail dans la société et dans la vie sera, dans tous les cas, redéfini. Espérons-le, dans un sens plus épanouissant et plus durable pour tous.
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Crédit photo : CBRE France
- Le concept BANI (Brittle, Anxious, Non-linear, Incomprehensible) traduit littéralement Fragile, Anxieux, Non-linéaire et Incompréhensible ↩︎