« Nous devons renouer avec le plaisir d’apprendre »


Président de Blended Learning et co-directeur des conférences du salon Learning Technologies
Entreprises et salariés sont en demande de formations concrètes et conviviales, estime Yannig Raffenel, président de Blended Learning et co-directeur des conférences du salon Learning Technologies. Le digital et l’IA peuvent aider les formateurs à répondre à ces attentes.
Sommaire
Comment évolue aujourd’hui la demande de formation ?
Elle se transforme de façon accélérée. Ces deux dernières décennies, les salariés et les entreprises exprimaient plutôt le souhait d’une formation à la demande, émancipée des contraintes de temps et de lieu, aboutissant à la généralisation de la formation ouverte et à distance. Mais plus récemment, une double évolution, un peu paradoxale, s’est affirmée. Première tendance : la quête de sens, telle qu’elle s’est manifestée dans le rapport au travail à l’issue de la crise sanitaire, a gagné le domaine de la formation. Les apprenants veulent être sûrs que la prestation qu’ils suivent leur servira à quelque chose de concret, qu’ils pourront l’appliquer dans leur travail. Parallèlement, le temps de formation est vécu de plus en plus comme un temps social, un temps de rencontre, de prise de recul par rapport au travail. C’est l’inverse de tout ce qui a été inventé depuis 20 ans, avec le e-learning, la solitude qu’il implique, et les taux d’abandon considérables que l’on constatait sur ces modalités de formation.
Les entreprises donnent-elles vraiment le sentiment de traiter la formation comme un investissement et non un coût ?
Oui, c’est très manifeste. Cela peut d’ailleurs faire un peu peur aux fonctions RH et formation dans l’entreprise. Une des tendances que je constate, c’est que les services formation ne sont plus systématiquement les commanditaires des prestations de formation. Ce sont les départements métiers qui, de plus en plus, s’adressent directement aux organismes. Et ils se moquent éperdument du verbiage professionnel, du jargon administratif du monde de la formation. Ils veulent avoir en face d’eux des personnes compétentes qui connaissent le métier, qui vont former les collaborateurs de façon concrète et pertinente. Pour eux, il n’y a aucun doute que la formation est un investissement. Répondre à cette attente suppose de sortir de la logique de capacités qui prévalait auparavant pour entrer dans le monde de la compétence. Une formation, en tant que telle, n’apportera jamais la compétence : celle-ci découle du transfert en milieu de travail des capacités acquises en stage. Cela demande du temps et de la répétition. Et cela ne peut se faire qu’au contact direct du département métier, sans l’interposition de la couche étanche du service formation ou RH.
Dans quelle mesure les pratiques de formation se sont-elles durablement transformées ces dernières années ?
L’innovation est très présente dans le monde de la formation, suivant des axes différents. L’une des tendances est la recherche d’un apprentissage qui s’adapte aux contraintes de temps des collaborateurs – avec le mobile learning, le quick learning, tout ce qui permet de disposer des éléments dont on a besoin au moment où on le souhaite, pour faire face à des disponibilités réduites ou morcelées. Un autre axe très fort en France est l’individualisation de la formation. Après 20 ans d’une dérive très anglo-saxonne vers le tout-distanciel, avec des formations en ligne dont les taux d’attrition pouvaient atteindre 95 %, les prestataires de formation français ont pris conscience de la nécessité de s’intéresser aux besoins, aux particularités et à la motivation des apprenants, de rendre les formations attractives. La ludification est un moyen d’y parvenir, au même titre que les formations immersives en réalité virtuelle ou augmentée qui mobilisent le corps et les émotions. La dimension « social learning » progresse également : on apprend mieux par et avec les autres. Le social learning crée une dynamique collective dans laquelle l’apprenant prend place de façon active et engageante. Cette tendance va de pair avec un retour du balancier « tech » : pour beaucoup de personnes, en particulier celles qui n’ont pas beaucoup d’autonomie dans l’apprentissage, être accompagné, tutoré, mentoré est une nécessité. C’est valable en présentiel comme en distanciel.
Quelles vraies innovations ont émergé récemment dans les learning tech ?
Pour le formateur, l’innovation la plus spectaculaire et la plus transformatrice des deux dernières années est incontestablement l’IA générative (IAG). Elle permet d’économiser 80 à 90 % du temps nécessaire aux tâches de conception et de suivi des formations, dans lesquelles les formateurs avaient tendance à se noyer complètement. C’est un outil précieux, à condition de se servir de ce qu’il produit comme d’une matière première à travailler ; et à condition d’utiliser le temps gagné pour se recentrer sur le cœur de métier du formateur, à savoir l’accompagnement humain. Pour les apprenants, la nouveauté est la sortie de la croyance magique selon laquelle le e-learning et les LMS allaient résoudre tous les problèmes de formation. On s’oriente vers la création de parcours de formation professionnalisant en « blended », qui allient dans une logique personnalisée le meilleur de tous les dispositifs existants, distanciels ou présentiels, synchrones ou asynchrones, tout en utilisant le fruit des sciences cognitives pour aider les salariés à apprendre à apprendre.
Quelles sont les pistes les plus prometteuses dans l’avenir ?
Aujourd’hui toutes les expérimentations exclusivement basées sur le métavers sont dans l’impasse. C’est une approche qui enferme les apprenants dans l’univers du jeu, et cible une population familière de ces codes et qui plus est, équipée en matériel adapté. Par ailleurs, elle pose des questions d’impact carbone qui ne sont pas résolues. Je crois davantage à l’avenir d’approches plus low tech, comme les formations utilisant le nudge via le smartphone, avec des notifications par SMS qui envoient des coups de pouce dans la journée. C’est simple et économique à mettre en œuvre, et l’impact environnemental est réduit. C’est une piste d’avenir, qui va un peu à l’encontre des fantasmes d’hypertechnologie à tous crins.
Qu’en sera-t-il des soft skills ?
La « découverte » de l’importance des soft skills a été une étape essentielle. C’est le moment où nous avons vraiment pris conscience que ces compétences comportementales et émotionnelles étaient cruciales pour l’employabilité. Mais la réponse n’a pas été adaptée. Les acteurs de la formation ont pris les soft skills comme du contenu de formation – formation à la créativité, à la communication, à l’esprit critique… En réalité, c’est toute l’ingénierie pédagogique qui doit intégrer les soft skills, pour accompagner et rendre véritablement efficaces les formations aux hard skills. Ce sont les soft skills qui vont permettre de transférer les connaissances acquises dans la situation de travail et les traduire en véritables compétences. Mais cela supposerait une véritable révolution dans la façon de penser et d’agir des organismes de formation et de l’enseignement supérieur.
Allons-nous vers l’éclatement d’une « bulle » de l’IA ?
Nous arrivons enfin, après 2 années de défrichage et de découverte béate du potentiel de l’IA générative, à nous poser les questions qui s’imposent en matière d’éthique, de souveraineté, d’impact environnemental, de coût, de dépendance… Il va falloir poursuivre le développement des applications de l’IAG de manière plus raisonnée. Au-delà de cet aspect des choses, je crois au formateur augmenté. Je ne pense pas que l’IAG va nous remplacer, mais je crois que ceux qui l’utilisent avec pertinence vont remplacer les autres. Dans la Ed Tech, nous voyons bien que les entreprises en avance, celles qui ont une vision pédagogique, ont trouvé avec l’IAG des moyens d’optimiser leur offre. En revanche, les entreprises qui se sont créées ex nihilo sur l’IAG sans maîtrise particulière des processus pédagogiques ne tiendront pas la distance. L’IAG est un exhausteur de goût, pas un ingrédient magique qui transcende tous les plats.
La compétence sauvera-t-elle le monde ?
Nous savons que nous aurons besoin, de plus en plus, de nous former tout au long de la vie. Pendant des générations, l’apprentissage est allé de pair avec une évaluation stricte, vécue comme un jugement et une mise en échec par ceux qui ne franchissent pas la barrière. La compétence sauvera le monde si nous changeons d’attitude et si nous savons renouer avec le plaisir d’apprendre.
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Crédit photo : Place Cliché / Gildas Raffenel