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Le jour où Internet s’arrêta pour toujours

le 26 juin 2017
Le jour où Internet s'arrêta pour toujours

C’était par un matin normal, dans une entreprise normale dotée de salariés normaux, enfin pour la plupart. L’entreprise en question était une agence de marketing digital spécialisée dans les RH. Rédacteur pointu sur des sujets qui ne l’étaient pas moins – la paie, la retraite, les derniers avatars de la réforme de la formation professionnelle… – Bernard, premier arrivé ce matin-là, prit son poste et se rendit tout de suite compte que quelque chose clochait : impossible d’ouvrir ses emails ou d’aller sur Google. Bref, Internet ne fonctionnait pas. « De connexion, point », dit plusieurs fois le jeune homme à voix haute, d’abord pour lui-même, puis pour ses collègues à mesure qu’ils arrivaient.

 

Houston, on a un problème. Pas de connexion, pas d’informations ; pas d’informations, pas d’articles, pas de bras, pas de chocolat. Et ce n’était là qu’un point de vue de rédacteur. Les community-managers maison, jeunes et sémillants geeks à la pointe de la technologie, ajoutaient aigrement que pas de connexion, pas de réseaux sociaux ; pas de réseaux sociaux, pas de tweets ; pas de tweets, pas de buzz, etc.

« Il faudrait passer par le WIFI, mais mon PC ne veut rien savoir. Et comme par hasard j’ai oublié mon smartphone alors que ça ne m’arrive jamais, pesta Calvin.
– Comment ça, t’as oublié ton smartphone ? Moi aussi ! » s’écria Fedor, spécialiste du marketing automation.
– Et moi pareil, s’exclama un autre.
– Mais c’est quoi ce b… ? Qu’est-ce qui se passe ici ?
Il fallait se rendre à l’évidence. Tous avaient oublié ou égaré, pensaient-ils, leur smartphone. Ou alors, les smartphones avaient disparu d’eux-mêmes des sacoches et des poches de pantalons. Mais pourquoi des téléphones mobiles se volatiliseraient-ils ? S’étaient-ils autodétruits pendant la nuit ?

Curieusement, les ordis étaient, eux, bien là. Trônant sur les bureaux à leurs emplacements habituels, les Mac et PC avaient pourtant quelque chose de changé. Sur chaque écran, les icônes Safari, Chrome ou Firefox avaient disparu, ainsi d’ailleurs qu’un certain nombre d’autres. C’est juste après qu’ils s’en fussent rendu compte que quelqu’un remarqua qu’il manquait aussi, au sein de leur somptueux open-space surplombant les toits du vieux Nanterre, certains objets que tous avaient l’habitude de voir quotidiennement.

Plusieurs lampes de bureau n’étaient plus au bureau. Il ne restait qu’une seule des deux agrafeuses, la rose, sa sœur chromée ayant pris le large. Tous essayaient de comprendre, vaguement sidérés. Était-ce un test psychologique imaginé par le patron pour créer du team building dans un environnement disruptif ? Une cyberattaque russe de grande ampleur et d’un genre inédit ? Une blague de Rémi Gaillard ? Ou quoi d’autre ? Un long silence se fit durant lequel chacun observa les autres, s’efforçant de comprendre, sondant les yeux de ses collègues pour y déceler un indice, une lueur de sincérité ou de mensonge. D’aucuns étaient-ils de mèche ? Le silence commençait à devenir pesant. Il fut rompu par la voix de Cordelia, mêlée de stupeur et d’indignation :
« Mes chaussures ont disparu ! Je suis pieds nus ! »

*
*   *

Certains pensèrent que Cordelia plaisantait, mais tout semblait devenu si bizarre en si peu de temps – à peine une heure trente – que la majorité de l’équipe prit pour acquis ce dernier incident et entreprit de réfléchir. Blague, jeu ou phénomène paranormal, analyser ce qui se produisait était de toute façon indispensable pour faire la lumière. En établissant une liste détaillée des choses volatilisées, il apparut assez vite que toutes avaient un point commun : Internet.

Les smartphones étaient des produits nés d’Internet, conçus pour se servir du réseau. Les ordinateurs étaient dépourvus de navigateurs web, comme si la toile n’avait jamais existé. Quant aux objets portés disparus, tous avaient été achetés en ligne, de l’agrafeuse chromée – au contraire de la rose, acquise par le Directeur dans une boutique en dur – aux chaussures de Cordelia.

En résumé, ce n’était pas comme si Internet avait cessé de fonctionner, mais comme s’il n’avait jamais existé. Cette théorie paraissait tellement farfelue qu’aucun n’osa la formuler sérieusement à voix haute. C’est au premier coup de téléphone d’un client qu’ils comprirent qu’elle était absolument vraie.

Au bout du fil, ledit client demanda des nouvelles de sa newsletter, précisant qu’il fallait la livrer dans les délais afin qu’il puisse, en interne, s’occuper de l’affranchissement des envois. « Nous sommes un peu au ralenti ce matin », dit prudemment le membre de la team en charge du client, « nous n’avons plus Internet ». Devant le silence de son interlocuteur, il lui demanda s’il ne connaissait pas, lui aussi, des problèmes de connexion. « Nous n’avons pas cet « interlettre » dont vous me parlez, nous envoyons par courrier postal, normal quoi », finit par répondre le client manifestement peu intéressé, soucieux avant tout d’envoyer, dans les temps et en publipostage, sa newsletter. Laquelle n’avait, manifestement, rien de digital.

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Six mois s’étaient écoulés. Quand on atterrit pour de vrai dans une dimension parallèle, exactement comme dans une série B fantastique, deux options se présentent : lutter et devenir fou, ou s’adapter. L’adaptabilité n’étant pas la moindre qualité des collaborateurs de l’agence, ils s’étaient vite adaptés. Tous.

S’étant, à l’instar de toute entreprise moderne de leur nouvelle réalité, équipés d’un fax, ils communiquaient beaucoup via cet outil avec leurs clients. Ils réalisaient pour eux des newsletters et des journaux RH internes imprimés, des enquêtes et études, des événements, des mailings (papier, évidemment), des campagnes d’annonces, des plaquettes…

Si les rédacteurs rédigeaient toujours, les community managers étaient devenus des as des relations publiques, cherchant sans cesse de nouveaux moyens de cibler telle ou telle communauté, à grand renfort de flyers et de marketing direct calibré… et imprimé.

L’agence éditait depuis trois mois son propre magazine, dont l’ensemble de l’écosystème RH saluait à chaque parution le caractère innovant, et surtout visionnaire. On parlait même d’une prochaine distribution en kiosque.

L’équipe avait travaillé si dur pour se conformer à la nouvelle donne que certains doutaient, parfois, que celle-ci ait jamais été autre. Et s’ils avaient rêvé l’existence de cet improbable réseau électronique, ce fameux Internet ?

Un an plus tard, ils étaient tous certains d’avoir effectivement rêvé. Que ce rêve ait été collectif représentait certes un grand mystère, mais ils voulaient désormais aller de l’avant sans mettre en péril leur couple, leur vie de famille et leur situation professionnelle. Celles et ceux de l’agence qui avaient trop voulu creuser la question, connaitre et comprendre le fin mot de l’histoire, s’étaient fermement vu conseiller un soutien psychiatrique. Ah, s’ils avaient eu Internet pour investiguer, tout aurait été si simple… Mais personne n’avait Internet, le réseau n’ayant tout simplement jamais été inventé.

Une bonne psychothérapie leur avait fait admettre que leur perception avait été altérée par un élément à déterminer : résurgence d’un traumatisme d’enfance, déni de la réalité lié à un problème de couple, ou à un surmenage professionnel… Ceux auxquels cette dernière hypothèse était proposée relevaient, en leur for intérieur, que le praticien n’employait pas le mot burn-out. Né avec Internet, ce terme existait-il d’ailleurs seulement aux États-Unis ? Contrairement à Google, les dictionnaires bilingues sont peu bavards et ils n’y trouvèrent pas la réponse… Régulièrement, des détails de ce genre généraient des moments de flottement chez ceux qui pensaient « aller mieux ». D’autres éléments, comme apprendre qu’untel que l’on croyait bien connaître n’était pas du tout en couple avec unetelle car ils ne s’étaient jamais rencontrés sur Meetic, fissuraient parfois une confiance en soi reconquise de haute lutte. Mais les mois s’écoulaient, le business prenait, l’agence faisait face.

*
*   *

Un matin Timothée, toujours dirigeant de l’agence dont il avait courageusement orchestré la mue vers le non digital (après avoir tant donné à la transformation digitale, ce virage à 180 degrés l’avait profondément meurtri), prit un appel d’un client qu’il connaissait bien sur son mobile à clavier non tactile. Les deux hommes, presque des amis, aimaient échanger sur les derniers bruits du petit monde des RH.
« Est-ce que tu as lu mon interview ? demandait le client au Directeur. Achète le journal, le propos est sympa, tu pourrais liker !
– Je pourrais quoi ? répondit vivement Timothée, la nuque soudain baignée de sueur et le cœur battant plus fort, sentant renaître en lui un indicible et irrépressible espoir.
– Tu pourrais l’aimer, tu verras, surtout quand je parle des DRH. Understand what I say, man ?
Oui, répondit Timothée après un silence. Oui, je crois… »

*
*   *

Timothée raccrocha et sourit. Il ne devait plus se laisser aller ainsi à regretter l’ancien monde. Le digital n’existait pas dans celui-ci ? On allait l’inventer. Ils allaient l’inventer, tous ensemble, toute la team, tous les clients. Pour l’heure, l’agence se constituait une pelote pour investir dans des partenariats avec de grands noms de l’informatique. Personne ne savait qui était Mark Zuckerberg ? Tant mieux. Tout était à créer, on n’allait pas se priver de le faire.

 

 

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Crédit photo : Shutterstock /  Serg001

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